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Compte-rendu : Paul Delsalle, “La fortune de Salins xvie-xviie siècles” (2023, 3e édition)

Paul Delsalle, La fortune de Salins xvie-xviie siècles, Vy-lès-Filain : Éditions Franche-Bourgogne ; [Salins-les-Bains] : Grande Saline, 2023, 3e édition.

Compte-rendu rédigé par Jacques Bottin.

Paul Delsalle fait ici œuvre utile. Comme il le souligne avec (trop) d’acrimonie en conclusion de son ouvrage, « Salins reste ignorée ». Un peu excessif, ce constat s’explique. Salins n’était pas Lunebourg et son sel n’est pas entré, à la différence aussi de celui des grandes salines atlantiques ou méditerranéennes, dans les échanges du commerce à longue distance dont les circuits de redistribution à plus petite échelle restent d’ailleurs mal connus. C’est justement ce qui fait l’intérêt du site de Salins à l’époque de son apogée, entre le milieu du xve siècle et l’entrée de la Comté dans le royaume de France, peu avant 1680 : se développant dans un cadre régional ou interrégional, son activité peut être analysée de manière à la fois plus globale et plus précise.

Soulignons les principaux traits qui font l’intérêt de cette étude. Le premier point d’accord avec l’auteur tient dans l’affirmation du caractère industriel de l’entreprise des salines. La machinerie mise en place, les capitaux requis pour son fonctionnement, la concentration de la main d’œuvre en sont des critères indiscutables. De fait, l’organisation que réclamait l’extraction du sel de Salins n’a rien de commun avec le modèle proto-industriel, à commencer par l’absence de rôle moteur des marchés lointains dans son développement, même si une partie de la population intéressée à la production connaissait la pluriactivité.
Second volet convaincant de la démarche : le projet d’insérer le fonctionnement des salines dans le contexte de l’économie et de la société locales et régionales, qu’il s’agisse de la gestion forestière qu’exigeait la demande en combustible, du développement des moyens de communication et de leur contrôle, ou de la professionnalisation des personnels engagés dans les différents secteurs de la production.
La diversité des questions qu’aborde l’ouvrage au long de 17 chapitres, agrémentés d’une belle iconographie ainsi que d’un recueil d’annexes, conduit à privilégier quelques-uns de ces thèmes.
Élément critique des économies anciennes, le sel était en général, dans les territoires continentaux, sous le contrôle du Souverain. C’était aussi le cas à Salins pour la Grande saline, sous le contrôle des archiducs, l’autre entreprise étant sous la coupe de notables locaux.

À défaut d’une analyse précise de la conjoncture productive, l’ouvrage fournit quelques points de repère. D’après les travaux d’Henri Dubois, la production de sel de l’ensemble des installations aurait atteint les 7 000 t par an pour la mi-xve siècle. Niveau que l’on retrouverait vers 1600, avant un doublement dans le premier tiers du xviie siècle. Le déclin, en partie imputable aux effets de la guerre de Trente ans, s’amorcerait ensuite (10 000 t vers 1650, la moitié de ce chiffre au siècle suivant). Les mêmes incertitudes pèsent sur l’évaluation des effectifs qu’exigeait la production : peut-être un millier d’acteurs engagés au sein des salines elles-mêmes, au début du xvie siècle, et un nombre beaucoup plus incertain de travailleurs (3 à 4 000 ?) occupés à fournir les quantités considérables de bois qu’exigeait la chauffe des cuves, tous n’étant pas investis en totalité dans l’approvisionnement des salines.

De l’organisation du travail au sein de l’entreprise, on retient un système de contrôle hiérarchisé et une spécialisation des acteurs corrélative à l’organisation séquencée de la production. On l’observe avec les tâches dévolues aux femmes (le conditionnement du sel), toutes n’étant cependant pas condamnées à rester au bas de l’échelle des compétences – certaines exerçaient même des fonctions de contrôle. Une féminisation propre à Salins et inégale selon les secteurs, au vu des chiffres que l’auteur fournit sur la base d’une liste des ouvriers employés dans les ateliers de la grande saline (en 1620).

La description détaillée de ce monde du travail repose sur la collation d’une multiplicité d’observations qui manquent toutefois de cohérence – en raison d’une documentation trop mince ou trop erratique ? – et dont l’interprétation semble parfois forcée. Telle remarque sur la longévité de certaines ouvrières ou sur des formes d’hérédité dans l’emploi évoque des traits propres à l’âge industriel. Mais peut-on les généraliser ? Plausible, l’affirmation de la jeunesse de la main d’œuvre féminine, observée sur un trop petit effectif, ne convainc pas tout à fait. L’auteur en convient, la même incertitude pèse sur la description, trop peu documentée, du milieu social dans lequel se recrutaient les ouvrières.

En quoi la consommation était-elle le moteur de la dynamique de production des salines ? Les chapitres 5 et 6 du livre décrivent la diversité des usages, entre besoins alimentaires (en particulier pour la conservation des viandes et du beurre), demande agricole pour le bétail (émanant des villages) et production fromagère. Mais n’y avait-il pas d’usages industriels ? Quels pouvaient être, par exemple, les besoins en sel de la production des cuirs que réclamait la fabrication des attelages ?

Les choses se compliquent encore lorsqu’on aborde la distribution du sel au sein d’une population dont l’évaluation par dénombrement de feux reste très aléatoire. Les chiffres avancés pour un certain nombre de villages témoignent de l’hétérogénéité de la notion : la présence variable de communautés taisibles selon les endroits faisant perdre sa validité au coefficient moyen attribué à l’unité fiscale. De quoi expliquer l’ampleur des variations de consommation constatées d’un lieu à l’autre (tableaux des p. 98 et 99) ?

Comment, par qui et où ce sel était-il distribué ? L’auteur souligne l’intérêt de la position de Salins au cœur du réseau de communications de l’époque. Huit chapitres abordent la question sous divers aspects. L’analyse des acteurs et des moyens de transport révèle l’intensité d’une circulation (340 chariots par jour) dont le contrôle par la saline (avec ses propres charretiers salariés) ne faisait pas obstacle à l’émergence de véritables entrepreneurs de transport. De quels moyens disposaient-ils ? Le livre propose des pages fournies sur les véhicules utilisés pour transporter le sel, sur leur fabrication et les acteurs de celle-ci, ainsi que sur les animaux de trait. Retenons le volume de la demande en bois de qualité appropriée, la stabilité de la forme et de la capacité des vecteurs utilisés (chariots d’une demi-tonne environ), et l’ampleur de l’effectif des animaux de trait nécessaires : surtout des chevaux à Salins même (peut-être 2 400 têtes), des bœufs et des ânes. Sur ces sujets, l’auteur apporte de nombreuses informations, qu’il s’agisse des besoins en nourriture de ce cheptel ou de la métallurgie du fer requise par le bandage des roues et le ferrage des animaux, et plus encore par l’outillage des salines. Davantage problématisées et regroupées dans un chapitre opérant la synthèse des effets induits de l’activité des salines sur l’économie régionale, ces observations s’en seraient néanmoins trouvées mieux valorisées.

Avec la demande émanant des villes, qui fonctionnaient aussi comme des centres de redistribution, le livre aborde, outre le cas particulier de Besançon, ville libre politiquement indépendante de la Comté, la circulation du sel de Salins hors du cadre politique régional. Des flux qui intéressaient surtout les villes suisses, question abordée autrefois par Jean-François Bergier et Anne-Marie Piuz. Ces chapitres (12 et 13) qui traitent aussi bien de questions techniques liées au conditionnement des types de sel commercialisés (en pains ou « trié »), qu’aux itinéraires de circulation et aux péages, décrivent aussi les stratégies que promouvaient les autorités de ces villes pour garantir leur approvisionnement, voire s’en assurer le contrôle.

Si l’auteur décrit l’élargissement de la diffusion du sel de Salins vers le royaume de France (en Bourgogne) et jusqu’aux Pays-Bas (chap. 14), il convient, dans ce dernier cas, de ne pas en exagérer la portée : que pèsent les envois de quelques dizaines de tonnes mentionnés au xve siècle en regard des cargaisons de sel de la Baie que des convois de navires venaient livrer à Arnemuiden, à la fin du siècle ?

Que représentait l’exploitation des salines pour la ville de Salins et qui s’en appropriait les profits ? Ces questions font l’objet des deux derniers chapitres du livre. Les salines représentaient une rente pour la ville – en témoignent les améliorations apportées de manière récurrente aux fortifications de la ville – et plus encore pour la province (90 % de ses recettes peu avant le rattachement au royaume de France). Les profits n’en étaient pas moins en partie « privatisés », comme le montre la mainmise du clan des Granvelle sur la gestion de la grande saline dans la première moitié du xvie siècle, ou accaparée par diverses institutions religieuses et de charité, rentiers de la petite saline, jusqu’au rachat qu’effectuèrent les souverains dans les années 1600.

Mais quel impact sur la société de cette ville-rue qui atteignit peut-être les 6 000 habitants vers 1600 pour s’effondrer (de presque la moitié) avec la guerre de Trente ans ? L’ouvrage livre une description assez précise de son bâti (de qualité) et du foncier, sous une forte emprise des établissements religieux et de la viticulture, sans qu’on puisse évaluer le poids respectif des activités qui concouraient à l’économie de la ville et en modelaient la société.

Finalement, l’ouvrage de Paul Delsalle représente un apport utile à la connaissance de l’industrie d’extraction du sel terrestre et de sa commercialisation à une échelle assez fine. Une documentation bienvenue sur un secteur productif qui méritait d’être saisi dans sa globalité, sans omettre ses effets induits et l’importance de la demande. L’approche que privilégie l’auteur mérite néanmoins examen et conduit à s’interroger sur le statut de ce livre. Riche d’informations inédites, il abonde en détails et en micro-études de cas, et il offre une belle iconographie. Une présentation attrayante pour un large public, sa réédition en témoigne. Elle suscite néanmoins de la part de l’historien une appréciation plus nuancée. En l’absence d’un bilan global et d’une approche critique des sources, on s’interroge sur l’impression d’émiettement informatif que l’on éprouve à la lecture de certains chapitres : est-elle imputable à un bagage documentaire dépourvu de densité ou à la méthode et aux choix narratifs de l’auteur ? Quoi qu’il en soit, le lecteur se trouve trop souvent confronté à des textes livrés à l’état brut, sans prise de distance critique. Il en découle une absence de hiérarchisation de l’information, une dilution de la chronologie et parfois une surinterprétation de cas certes « pittoresques » mais trop isolés ou trop peu nombreux pour faire sens.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Cédric Feriel (11 mars 2024). Compte-rendu : Paul Delsalle, “La fortune de Salins xvie-xviie siècles” (2023, 3e édition). Histoire Urbaine. Consulté le 14 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/w03r


Cédric Feriel

Maître de Conférences en histoire contemporaine Université Rennes 2 / EA 7468 Tempora Groupe de recherche Inventer le Grand Paris

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