Lecture : Olivier Charles, “Jean Richin et consorts … archiprêtres « infâmes »”

Olivier Charles, Jean Richin et consorts … archiprêtres « infâmes ». Chanoines, culte et discipline du chœur dans la cathédrale de Vannes au début du xviii^e siècle, Pabu, À l’ombre des mots (Collection Histoire localisée), 2022, 264 p.

Compte-rendu rédigé par Anne Massoni-Hubert

Spécialiste du monde canonial breton à l’époque moderne, Olivier Charles propose ici un ouvrage à destination des historiens et du public cultivé, dans la collection Histoire localisée de la maison d’édition « À l’ombre des mots ». L’introduction du livre reprend à son compte les intuitions militantes d’Arlette Farge sur l’histoire des hommes oubliés qui peut s’écrire en profitant des opportunités archivistiques. C’est un opuscule agréable à lire, dont le style d’écriture est volontairement très pédagogique, et l’explication de la démarche historienne fort claire. L’auteur a pris soin de renvoyer largement, dans les notes, aux sources en français, afin de permettre à son lectorat un contact direct avec la documentation. Le titre met en exergue Jean Richin et ses confrères, archiprêtres à la cathédrale de Vannes au tournant des xvii^e et xviii^e siècles. Les médiévistes ne doivent pas s’y tromper, les archiprêtres ne sont pas alors les doyens de chrétienté ni les responsables d’un ressort territorial du diocèse mais les membres du bas-chœur de la cathédrale qui contribuent à la célébration de l’office, notamment en l’absence des chanoines, et qui pour ce faire, ont une qualification particulière en musique. S’ils sont définis comme « infâmes », c’est que quatre d’entre eux se sont singulièrement signalés par des comportements indisciplinés, frisant la rébellion pure et simple vis-à-vis du chapitre cathédral, voire par un mode de vie pour le moins dérégulé, surtout ce Jean Richin dont le portrait ne va pas jusqu’à poser la question d’une pathologie psychiatrique, difficile à qualifier, notamment par le caractère subjectif des sources qui le concernent. Le livre prend le prétexte de ces affaires qui n’ont pas manqué de provoquer plusieurs procès, pour abandonner le ton moralisant traditionnellement réservé au thème des abus du clergé, et pose un regard critique et documenté sur le monde clérical qui peuple la cathédrale de Vannes, un siècle avant la Révolution. La lecture des registres capitulaires tenus entre 1700 et 1714 se trouve vivifiée par leur croisement avec les dossiers de procédures, sources plus directes et moins médiatisées. L’ouvrage se divise en cinq chapitres qui, très académiquement, peut-être trop, font passer par la reconstitution des lieux, la description des faits entre 1699 et 1709, l’analyse des milieux, celui des chanoines et du bas chœur de la cathédrale, pour finir sur une réflexion, trop courte, sur les soucis financiers qui constituent l’un des enjeux du problème (annonçant les heures sombres à venir pour les institutions religieuses) et le rapport différencié entre la longue durée de l’institution capitulaire et le temps de la vie des individus. Cela apporte une lumière bienvenue sur les clergés auxiliaires des cathédrales, encore assez mal connus pour l’époque moderne comme pour l’époque médiévale, alors que ces personnels des chœurs liturgiques ont numériquement explosé depuis leur apparition au xiii^e s. L’auteur utilise abondamment les apports de l’historiographie fondée sur le projet Musefrem (2002) et les travaux dirigés par Bernard Dompnier sur la musique religieuse et ses acteurs, et bénéficie des études nombreuses (parues aux PUR ou mémoires d’étudiants réalisés à l’université de Rennes 2) qui rendent possible la contextualisation, tout comme les études fournies sur l’histoire de la Bretagne des xvii^e et xviii^e s. Plusieurs idées structurantes sont intéressantes. Il est relativement étonnant de constater que la cathédrale assume encore sa fonction essentielle d’Église mère du diocèse à la fin de l’époque moderne, ainsi que la validité très longue des documents normatifs (statuts, ordinaires) qui l’ont réorganisée au xv^e siècle. Les relations qui se tissent au sein de ce monde cathédral, disséquées par l’auteur, fournissent les ultimes témoignages d’une résistance cléricale à l’uniformisation disciplinaire, et comme au Moyen Âge, il existe très peu de porosité dans les carrières des clercs, entre haut et bas chœur. Le chapitre reste un groupe à part, dominant socialement et institutionnellement. En revanche, il semble que la laïcisation de certaines fonctions soit réelle, sans être du tout majoritaire, notamment pour les organistes et les sous-chantres dans la pratique ordinaire de la musique, et qu’elle soit issue de la volonté des chanoines de recruter des musiciens qualifiés. Cependant, on lit que les clercs ont tôt fait de rappeler que ces laïcs employés dans les charges subalternes doivent « rester à leur place », car ce sont des « gens mariés », témoignages des stratifications fonctionnelles qui perdurent dans la société d’Ancien régime. À l’instar de l’étude prosopographique faite sur les chanoines de Vannes, on aurait apprécié une synthèse plus sociologique (si elle est possible) sur le milieu de ces clercs du bas chœur, pour replacer dans la société urbaine qui les entoure les conflits qui opposent chanoines et archiprêtres. Face aux écarts des plus indisciplinés, l’indulgence charitable des chanoines reste très médiévale dans ses attitudes : on attend que le pécheur s’amende, même contre toute évidence et après l’avoir envoyé faire une retraite au séminaire ou chez les Jésuites. Le livre a aussi le très grand mérite de montrer qu’à l’époque de Jean-Sébastien Bach, les chapitres de chanoines ont joué un rôle essentiel dans la création et l’exécution de la musique religieuse, à côté des cours princières. Plusieurs musiciens de renom sont passés par la cathédrale de Vannes et ont composé des symphonies pour la célébration de certaines messes. Et l’auteur détaille avec précision la place qu’occupe la psalette, ou maîtrise des enfants de chœur, dont le soin appartient autant aux chanoines qu’aux clercs auxiliaires, et qui constitue un pensionnat gratuit pour se former à la musique et aux études en général, opportunité sans égale pour les fils d’artisans et de petits officiers. Il est dommage que le propos ne le resitue pas parmi les institutions éducatives de Vannes mais on comprend bien que ces psalettes ont formé des musiciens employés ensuite partout ailleurs. Histoire localisée et non histoire locale, l’ouvrage remplit la fonction qu’il s’était assignée.