Lecture : dossier “La banlieue et les enfants”, Cahier de la Maison de Banlieue et de l’Architecture 30 (2023)

La banlieue des enfants. La place de l’enfant en banlieue, histoire et réflexions, Cahier de la Maison de Banlieue et de l’Architecture, Essonne & Grand Paris, n° 30, Athis-Mons, 2023, 94 p.

Compte-rendu rédigé par Olivier Berger.

Ce nouveau Cahier est très stimulant, dans la lignée de ceux auxquels la Maison de banlieue d’Athis-Mons nous avait habitués. L’ambition de l’association est de réunir un panel d’intervenants, universitaires, professionnels ou associatifs, dans une perspective pluridisciplinaire, pour étudier un territoire de banlieue parisienne à l’échelle infrarégionale. Elle démontre toujours la richesse de ses moissons sur une terre inépuisable de découvertes qui parlent de l’histoire urbaine. Chaque Cahier accompagne une exposition de qualité.

Partant du constat que la place de l’enfant dans la ville, a fortiori celle de banlieue, a fluctué dans le temps comme dans l’espace, le cahier démontre que cette place n’a pas toujours été ce qu’elle est, qu’elle ne fut pas homogène et qu’elle fut influencée par des marqueurs de genre ou de catégories sociales. Sinon par des décisions politiques impulsant des projets dont l’enfant occupe le centre. Le rapport à l’espace des enfants reflète celui de leurs parents mais relève aussi de pratiques culturelles liées à leur appartenance sociale. Autrement dit, la notion d’espace vécu, à l’échelle enfantine, n’est pas universelle, encore moins évidente.

En effet, l’enfant est un impensé de l’usage de la ville, conçue par et pour des adultes. Ce n’est qu’en 1959 que la Déclaration des Droits de l’Enfant¹ reconnaît ce dernier comme un acteur à part entière, dont la place en société doit être promue.

Si, il y a un siècle, les enfants des quartiers populaires occupaient la rue et la chaussée où se déroulait une vie publique intense en ces lieux, l’espace a été monopolisé petit à petit par l’automobile, de sa naissance à sa prolifération dans les Trente Glorieuses – tandis qu’elle recule actuellement sous les coups de boutoir des politiques de piétonisation des centres-villes, le prix de l’énergie fossile, dans un contexte de crise économique, y jouant un rôle.

Autrefois, les « enfants de la rue » étaient vus comme des enfants de milieux ouvriers, livrés à eux-mêmes et dont l’éducation semblait douteuse. Le Cahier rappelle qu’ils étaient toutefois surveillés par le groupe, par la collectivité des commerçants sinon des riverains, une fois sortis de chez eux, où l’exiguïté de logements surpeuplés poussait à investir l’extérieur.

Les pratiques ont changé : l’insécurité actuelle dissuade certains parents de milieux dits favorisés de laisser sortir seul leur enfant dehors, tandis que dans les quartiers populaires de logements sociaux, les enfants sortent jouer au pied des immeubles, mais ne quittent pas le rayon de leur quartier. On voit moins de bambins dehors depuis l’ère numérique du début des années 2000 car les écrans (jeux vidéo, télévision, réseaux sociaux) les retiennent à l’intérieur. Pourtant les enfants, qui apprennent à sortir seul et à utiliser les transports en commun, gagnent davantage en autonomie.

Les participants à ce Cahier partent du constat que les enfants n’ont pas toujours eu une place à eux dans les villes et ne savent pas forcément comment se l’approprier sans heurts avec les autres usagers, notamment adultes. Comment les enfants vivent-ils des espaces non-conçus pour eux ?

Il y a d’abord eu ces enfants des rues, jouant avec n’importe quoi, en groupe, circulant de cours d’immeubles en trottoirs. Ils ont été suffisamment immortalisés par les photographes humanistes (Doisneau, Ronis, Boubat, Kertész) pour que l’on s’y attarde. Combien de terrains vagues ont-ils vu défiler de ces bataillons d’enfants bruyants mais heureux ?

Ensuite, les squares et jardins publics, développés à partir des travaux parisiens du Préfet Haussmann, impulsés par Napoléon III sur un modèle anglais, ont tenté de donner une place aux enfants qui pouvaient y faire ce qu’ils voulaient, se défouler, jouer, faire du sport, avant que les premiers grands ensembles des Trente Glorieuses ne les dotent d’aires de jeux spécialisées à partir du jeune âge, dont on note l’originalité des sculptures-jeux qui permettent de découvrir, se cacher, escalader, à l’échelle de l’enfant. Le cas de la Cité des jeux de L’Haÿ-les-Roses est analysé ici (1958). Emile Aillaud n’avait-il pas pensé aux enfants dans son projet de la Grande Borne (Grigny, 1971), où les immeubles serpentent autour de pelouses sans voitures, et où la faible hauteur permettait aux mères de surveiller leurs enfants au bac à sable depuis leur fenêtre ?² Dans les pays nordiques, ces premières expériences sont un succès. Elles font école ailleurs, bien que les normes de sécurité aient fait table rase de ces installations dans les décennies suivantes. On poursuit les expériences avec des terrains d’aventure destinés aux adolescents, sortes de terrains en friche dotés de matériaux afin que les enfants réalisent leurs propres projets (construction de cabanes, contact avec la nature). Le but était de mieux les intégrer à la cité tout en les encadrant. Cette expérience n’a pas été poursuivie au-delà des années 1970-1980. La difficulté étant que les aires de jeux s’adressent aux tranches d’âges basses, et qu’une fois que les enfants ont atteint l’adolescence, il n’y a plus rien de disponible pour leur usage³. En architecture, le mouvement moderne a tenté de donner les toitures-terrasses aux enfants, dans certaines écoles⁴, afin d’en faire une cour de récréation ou un lieu destiné au sport, bien avant l’école en toiture de la Cité radieuse de Marseille. Ces quelques expériences, telles l’école de plein air de Suresnes de Marcel Lods et Eugène Beaudouin (1935), liées à la période de la prévention de la tuberculose, ne sont pas devenues des modèles suivis. Mais on notera qu’elles répondent à des préoccupations hygiénistes, consistant à mettre les enfants dehors pour leur maintien en bonne santé, sur des aires de jeux bien à eux.

Plus tard, les aménagements urbains à l’échelle régionale dotent une région telle l’Île-de-France de bases de loisirs dont un participant étudie le cas, à travers le Port aux Cerises de Draveil, où les équipements ont été pensés pour le plus grand bonheur des enfants… et de leurs familles. Des activités de plein air permettent l’épanouissement des plus jeunes tout en participant à conserver la faune locale nichée au pied de grandes villes, près de la Seine.

Plus originale est une expérience d’un politologue militant, à Ris-Orangis et Grigny dans les années 2010, consistant à utiliser les enfants des bidonvilles roms et roumains comme une passerelle entre l’intérieur et l’extérieur de ces sites illégaux, afin de commencer à construire quelque chose de durable, partant du constat que la situation n’est jamais désespérée, qu’elle n’est pas figée pour de bon. Malgré les conditions de vie difficiles, les enfants vivent cet espace sans être conscients de sa nature temporaire et hostile à tous points de vue. Architectes et habitants sont mobilisés avec des membres d’associations sur ce projet.

L’exploration de leur objet d’études conduit les participants au Cahier à s’intéresser à des expériences urbaines nouvelles, que sont les cafés des enfants, tenus par des associations pour faire se rencontrer les jeunes et leurs parents, venus d’horizons divers, à l’échelle du quartier sinon de la ville. Des animations tentent de redonner, le temps d’un jour de fête, la rue aux enfants, en la vidant de ses voitures, tout en recréant du lien social. Le CAUE de l’Essonne propose aussi des initiatives tendant à impliquer les jeunes dans un projet de long terme comme la végétalisation des cours d’école ou encore la balade sensible, laquelle fait découvrir aux enfants leur environnement quotidien qu’ils ne prennent pas le temps de voir en se déplaçant à pied (certains ne sortant jamais de leur propre quartier). Un autre atelier permettait aux enfants de changer de point de vue, donc de regard sur leur ville, en découvrant Corbeil-Essonnes depuis une péniche sur la Seine. Un moment où tous leurs sens sont éveillés sur leur cadre de vie qu’ils découvrent d’une autre manière, ainsi qu’une véritable promenade architecturale qui ne privilégierait pas qu’un seul point de vue.

Les auteurs s’interrogent sur les projets pertinents qui rendraient la ville davantage inclusive aux enfants. Des progrès ont été faits pourtant, dans les villes nouvelles, qui profitaient entre autres aux enfants, comme les cheminements piétons imaginés dans les années 1960-1970, en appliquant les principes de la Charte d’Athènes, pour assurer la sécurité de tous les piétons (voir les exemples d’Evry, de Créteil, des Ulis ou de Massy, non traités ici, où dalles et passerelles séparent les autos des piétons, tout en favorisant le déplacement des personnes à mobilité réduite – Créteil ayant fait appel autrefois à l’expertise de médecins spécialisés dans les situations de handicap).

Heureusement, les mairies peuvent tâter le pouls de l’enfance de leur ville à travers l’outil qu’est le Conseil Municipal des Enfants (CME) dont celui d’Athis-Mons a la parole dans les dernières pages, reflétant les souhaits et besoins de leur classe d’âge, à hauteur d’enfant. Des témoignages croisés de banlieusards évoquant leur enfance permettent de saisir la multiplicité de leurs expériences, liées à leurs statuts socioprofessionnels et familiaux (peu développés dans le texte), la vie en pavillon ou en appartement HLM n’impliquant pas les mêmes parcours de vie ni les mêmes pratiques de la ville et de l’espace. Intéressant est leur point de vue sur leur ville, qu’ils ne savent pas définir autrement que comme une banlieue, en tant qu’entité qui ne serait ni ville ni campagne, mais qui se rapproche d’une ville pour un témoin. La distinction est nette avec Paris, où les témoins ne se rendaient que de temps en temps, même si certains de leurs parents y travaillaient grâce aux transports ferroviaires. On aurait aimé un retour d’expérience autour d’ateliers de carte mentale, où les enfants dessinent la carte des lieux qu’ils fréquentent habituellement, pour représenter la notion d’espace vécu, ainsi que cela se pratique chez les géographes. Peut-être pour de prochains ateliers ?

En apparence décousu, ce livret est utile pour donner des clés notamment aux décideurs politiques, aux aménageurs, animateurs de centres sociaux pour tenter de nouvelles aventures impliquant de manière active les plus jeunes des citoyens de demain : les enfants⁵.