Lecture : Pauline Rossi, “L’Est parisien. Genèse d’une reconquête 1919-1975”

Pauline Rossi, L’Est parisien. Genèse d’une reconquête 1919-1975, Rennes, PUR, 2023, 344 p.

Compte-rendu rédigé par Paul Lecat

En 1977, Louis Chevalier dénonçait l’assassinat du vieux Paris, celui du xix^e siècle et de ses faubourgs industrieux. À cette époque, l’historien est témoin d’une multiplication de projets de destructions et de rénovations dans lesquels de larges pans de la vieille ville faubourienne disparaissent au profit de nouveaux ensembles à l’architecture moderniste. Ces opérations jugées comme particulièrement brutales font l’objet de controverses et de critiques virulentes, qui conduisent à une remise en cause de leur bien-fondé à la fin des années 1970, après deux décennies d’intenses réalisations. Les plus importantes opérations de ces politiques urbaines prennent place principalement dans les périphéries de l’Est parisien, où se concentrait la plupart des îlots insalubres. Dans son ouvrage, tiré de sa thèse, Pauline Rossi propose de considérer ces grands chantiers comme l’aboutissement d’un long projet de reconquête de ce secteur de Paris qui était perçu comme une antithèse de la ville moderne depuis le xix^e siècle.

Fixer des frontières à un objet aussi flou et mouvant est toujours une opération complexe. L’autrice, reprenant en partie les limites envisagées par l’Atelier Parisien d’Urbanisme dans un numéro de Paris-Projet en 1987, propose un arc allant du 18^e arrondissement au nord jusqu’au 13^earrondissement au sud, auquel s’ajoute le faubourg Saint-Antoine. L’Est parisien se définit alors comme le Paris des faubourgs, apparaissant comme l’envers populaire d’un ouest parisien bourgeois, considéré comme l’incarnation de la Ville- lumière. Cette dichotomie parisienne se forme au xviii^e siècle à partir d’une double injonction : il faut que Paris soit la vitrine des différents régimes français tout en devenant une ville industrielle. Alors que se déplace progressivement le Paris de l’élite vers l’ouest, favorisé par des politiques urbaines qui monumentalisent ce secteur, les fonctions productives se concentrent dans l’Est parisien. Le tissu urbain des faubourgs se constitue en vue d’accueillir les activités artisanales et industrielles et de loger ses ouvriers, dans une conjonction d’innombrables opérations urbaines qui produisent un tissu urbain particulièrement hétérogène et disparate. Ce paysage urbain est alors perçu comme l’antithèse de la ville planifiée que les pouvoirs publics s’évertuent à mettre en place, et se trouve ainsi surtout désigné pour ses manques urbains et ses tares. C’est ainsi une ville malade, parfois dangereuse, qu’il s’agit de reconquérir. Sous ce vocable militaire emprunté à Pierre Sudreau, alors commissaire à la Construction et à l’Urbanisme de la région parisienne, l’autrice désigne un processus qui conduit à l’élaboration de réflexions, de projets et de réalisations qui visent à homogénéiser le paysage parisien et à effacer les manquements de la ville faubourienne.

Pour retracer ce processus, Pauline Rossi adopte une méthode consistant à explorer un « almanach d’acteurs et de secteurs », croisant une approche biographique et monographique qui puise ses outils d’analyse dans une perspective interdisciplinaire (histoire de l’art, histoire, urbanisme). Loin d’une histoire de l’architecture qui fait la part belle aux grands artistes et aux œuvres majeures, l’analyse est attentive à la multiplicité des acteurs, aux opérations considérées comme mineures, voire à des projets non aboutis, et veille à les replacer dans des contextes intellectuels spécifiques afin de produire une histoire globale de cette phase de transformation urbaine. Cette approche conduit à embrasser l’étude d’un quart du territoire parisien, et s’apparente donc plus à un kaléidoscope complexe de formes urbaines disparates qu’à un tout homogène. Pour ce faire, l’autrice a mené une enquête archivistique conséquente qui l’a amenée à se plonger dans la production documentaire des innombrables services techniques en charge de l’aménagement de la ville de Paris, ainsi qu’à partir en quête de fonds d’archives privées d’architectes.

Pour déployer son argumentaire sur l’élaboration de cette reconquête, Pauline Rossi retrace d’abord dans le premier chapitre la genèse d’un Est parisien en tant qu’entité géographique cohérente. L’idée de sa reconquête nécessaire trouve son origine dès l’annexion des communes périphériques de 1860. En particulier, les pamphlets de Louis Lazare contre les travaux haussmanniens actent l’idée d’un Est parisien laissé à l’abandon, à l’état de « Sibéries » parisiennes, et poussent par la suite à une lecture de la Commune de Paris comme une revanche de populations ouvrières tenues éloignées du centre. Ces interprétations nourrissent et conditionnent la vision de l’Est parisien sur tout le xx^e siècle.

Le reste de l’ouvrage est articulé autour de deux périodes explicitées dans la conclusion. La « reconquête totale », se déroulant de la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’à la veille de la seconde, s’apparente à une quête de monumentalité pour l’Est parisien, qui permettrait un rééquilibrage du territoire parisien. Dès 1919, lors du concours pour le Plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension, se manifeste sous l’impulsion de groupes de pression « pro-est » composés d’élus parisiens mais aussi de maires de communes limitrophes (Vincennes, Nogent-sur-Marne et Saint-Maur), la volonté de création d’une perspective monumentale dans la continuité du cours de Vincennes et d’un arc de triomphe pour célébrer les poilus. Si les propositions pour l’Est parisien furent ignorées, elles ont contribué à faire émerger des collectifs de défenseurs locaux qui ont développé des projets d’envergure, soit monumentaux (palais des expositions, musée), soit des éléments de développement économique (port de commerce, cité du vin). L’exposition coloniale de 1931 représente une première opportunité pour l’Est parisien autour de la Porte Dorée. De cette première victoire, il subsiste encore aujourd’hui le musée des colonies (aujourd’hui cité de l’immigration), le zoo, mais aussi les ensembles d’Habitations à Bon Marché qui ont été élevés sur les emprises de l’exposition dans les années suivantes.

Cette dernière transition témoigne du passage d’un aménagement porté sur le somptuaire à des politiques urbaines tournées autour de la question du logement. Du monument à l’ordinaire, la mutation des priorités urbaines semble être guidée par la consolidation progressive du diagnostic d’insalubrité qui cible 17 secteurs, pour la plupart situés dans l’Est parisien. Face à ce constat, les architectes et les urbanistes développent des solutions de réhabilitation de l’Est parisien de plus en plus radicales. Entre l’exposition de 1937 qui voit Le Corbusier présenter son plan pour l’Est parisien jusqu’à une série de rapports au début des années 50 qui voient dans les faubourgs parisiens « des quartiers à reconstruire », la reconquête totale murit dans les cartons et les projets des professionnels de la ville avant d’être pleinement appliquée à partir de 1955 et l’arrivée de Pierre Sudreau à la tête du commissariat à la Construction et à l’Urbanisme de la région parisienne. L’îlot 11 à Ménilmontant est le premier chantier expérimental, suivi de près par l’aménagement de la porte de Vincennes. Ces deux opérations permettent d’affiner la définition du Plan d’Urbanisme Directeur (PUD), rédigé en 1959 et qui lance le coup d’envoi effectif de la reconquête avec la multiplication des opérations de destructions/rénovations. Marc Leboucher en vient à personnifier ces années PUD en réalisant les opérations de réaménagement de la Place des Fêtes (19^e arrondissement), de la rue Jeanne d’Arc (13^e), et de l’îlot Saint-Eloi (12^e). Ces nombreux chantiers qui ont transformé radicalement le paysage de l’Est parisien ont souvent été perçus comme opportunistes et arbitraires. Pauline Rossi, en suivant au plus près les acteurs de cette politique urbaine, montre au contraire toute la cohérence et la rationalité des choix d’aménagement, issus d’une réflexion en germes depuis les années 1930. Elle parvient aussi à montrer la conjonction de différents mécanismes et acteurs au sein de ces projets, en soulignant par exemple l’importance des opérateurs privés avec la construction de résidences.

Cet ouvrage marque un jalon important quant à la connaissance de l’aménagement urbain de Paris au xx^e siècle. La vision de ce moment de l’urbanisme est le plus souvent caricaturale, empreinte de jugements esthétiques dogmatiques. Pauline Rossi propose ici une vision apaisée, que l’on n’oserait pour autant qualifier de dépassionnée tant l’autrice est attachée à son objet d’étude. Mais elle parvient, par une méthode minutieuse d’analyse croisée de quartiers, d’immeubles et d’acteurs de cette histoire, à proposer un regard scientifique et objectif sur ce moment décisif de l’histoire urbaine parisienne.