Lecture : Élisabeth Charée, “La « saga » Mougenot, 1870-1970, trois architectes vosgiens”

Élisabeth Charée, La « saga » Mougenot, 1870-1970, trois architectes vosgiens, avant-propos de Patrick Nardin, préface de Jean-Pierre Doyen, Trouans, Éditions de la Tancanière, 2020, 96 p.

Compte-rendu rédigé par Olivier Berger

Voici un ouvrage original et intéressant sur un sujet inédit. Il s’agit d’une étude d’Élisabeth Charée, documentaliste en retraite, sur trois générations d’architectes vosgiens, les Mougenot, qui ont été très actifs dans leur région d’origine, puis, au fil des ans, dans le reste du pays, comme en Île-de-France.

L’ouvrage est un travail amateur de bonne qualité, richement illustré de manière pertinente¹. L’entreprise est solide et totalement neuve. Pourtant l’auteur en reconnaît les limites, puisque de nombreuses constructions ont été laissées de côté pour ne pas surcharger ce livre, vu les quelque 4 000 logements réalisés par les architectes, objets de l’étude. Ont été sollicitées, en dehors des livres de la bibliographie, les archives départementales des Vosges et les archives municipales des communes concernées, parmi les ressources mentionnées à la fin avec d’utiles annexes. On trouvera une généalogie précise de la famille Mougenot, avec une estimation des coûts des chantiers et de la main-d’œuvre aux époques étudiées. Une mise au point sur les styles architecturaux et modes de construction s’inscrit dans ces ajouts plus techniques. La bibliographie complète n’a pas été insérée mais elle est disponible sur demande auprès de l’auteur : elle est impressionnante et s’approche de l’exhaustivité, dans la mesure du possible.

La présentation choisie est chronologique, suivant le parcours de chacun des trois architectes, avec leurs réalisations rangées par types, par périodes ou par communes. Riche est le sujet, puisque ces trois hommes ont été de véritables couteaux suisses de la construction, tant leur créativité était grande. Celle-ci rend difficile toute décision de les classer dans un courant ou une mode, puisque leurs influences sont multiples, autant que marquées par leur époque ou leurs expériences respectives. Un travail de terrain a permis à Élisabeth Charée de rapporter de nombreuses photos des édifices, quand ce ne sont pas des collectes de cartes postales anciennes ou de plans qui ont nourri son enquête. On ne sait pas toujours si les bâtiments ont subi des changements : certains semblent proches de leur état d’origine, tandis que d’autres ont connu diverses rénovations, telles les écoles. Seules les commandes publiques sont très bien connues car leurs sources sont accessibles, tandis que les traces archivistiques des autres commandes privées sont plus complexes à repérer. Mais la persévérance de l’auteur a porté ses fruits.

Lucien Mougenot (1832-1894) succède à plusieurs générations de tailleurs de pierre actifs depuis 1730. Il est natif d’épinal, chef-lieu du département, qui prend une certaine importance au fil du temps. Le père de Lucien est aussi un homme d’affaires, ce qui permet à son fils de débuter sa carrière sur de bonnes bases. Formé à la sculpture à Épinal et à Paris chez Rude, il travaille aux côtés de son père entrepreneur. Sous le Second Empire, Lucien travaille pour la ville d’épinal où il réalise des équipements publics, avant d’étudier l’architecture auprès d’un architecte de Nancy. Lucien ouvre son cabinet en 1870 ; il intervient dans nombre de communes des environs d’Épinal. Ambitieux, il intègre un temps la franc-maçonnerie². Homme d’affaires et investisseur comme son père – mais aussi comme beaucoup d’entrepreneurs qui assurent leur avenir en l’absence de protection sociale ou d’assurances professionnelles – il laisse à ses enfants un patrimoine confortable, tandis que son fils Louis étudie le métier aux Beaux-Arts de Paris. Lucien laisse derrière lui la mairie-école de Deyvillers, l’église néo-gothique de Dogneville, ou, entre autres, un hôtel dans la station thermale de Bains-les-Bains. Ses constructions sont soignées même si sobres parfois.

Son fils Louis Mougenot (1862-1929) poursuit l’aventure familiale. Il s’épanouit aux Beaux-Arts où il prend goût à l’architecture classique, au milieu de nombreux concours entre élèves qui lui valent des médailles. Il bénéficie d’une conjoncture favorable dans les débuts de la Belle Époque, marquée par l’industrialisation des Vosges. Les salons, la presse spécialisée ou les sociétés professionnelles le font connaître et lui ouvrent des portes. Il remporte des appels d’offre publics pour réaliser des édifices au profit des communes. Sa carrière est marquée par une belle ascension sociale, concrétisée par son mariage en 1906 avec une fille du ministre Jules Méline, homme politique vosgien célèbre pour avoir été ministre de l’Agriculture, d’où le double nom porté par son fils. Des églises, hôtels particuliers, hospices, écoles ou lycées, sont édifiés par Louis, très impliqué dans la vie du département. Comme architecte en chef de la ville d’Épinal, il participe à son aménagement, avant de prendre des responsabilités dans la reconstruction de 1918. Il laisse une œuvre éclectique de qualité, passant par le style régionaliste, les styles Beaux Arts ou encore néoclassique, ainsi que le style Art Nouveau. Il fut assurément un architecte brillant aux nombreux mérites.

Le petit-fils de Lucien, Jean Mougenot (1907-1979), est sans doute le moins mal connu de la lignée, puisque son parcours a laissé davantage d’archives. Diplômé des Beaux-Arts en 1933, il s’intéresse aux problématiques de l’architecture dite moderne, qui cherche à rationnaliser la construction de logements tout en voulant la rendre à la fois économique et efficace. Ceci le pousse à passer un diplôme d’urbanisme (1940). Les conceptions de Le Corbusier le touchent, influencé qu’il est par les principes de la Chartes d’Athènes. Sa carrière commence modestement au service des villes d’Épinal et de Thionville, dans un contexte morose de crise économique ; une partie de ses travaux se passe en région parisienne. Mais les choses sérieuses démarrent après la Seconde guerre mondiale, alors que les villes doivent gérer leur reconstruction d’après un plan (le PRA, Plan de Reconstruction et d’Aménagement). Jean Mougenot est chargé d’élaborer six de ces plans pour des communes vosgiennes, dont Épinal. Seul ou en collaboration, l’architecte construit des immeubles et des pavillons standardisés, à coûts maîtrisés, répondant à de nouvelles normes de confort introduisant la salle de bains et les WC dans le logement, notamment social. L’État encourage ce type d’opérations dans les années 1950, au sein de chantiers expérimentaux qui testent différents processus de standardisation des bâtiments dans l’idée de construire de manière quasi-industrielle. Ce sont des milliers de logements qui sortent de terre. Jean Mougenot termine sa carrière dans le département par la ZUP du Plateau de la Justice à Épinal (1962-1963) avec Daniel Solvet, un grand ensemble avec ses commerces et ses écoles, destiné à des populations employées majoritairement dans les industries du secteur. Jean Mougenot s’oriente vers le style moderne international au fil du temps. Parmi ses projets à grande échelle, un programme de maisons préfabriquées en acier pour la Sarre (sans doute issues de procédés de reconversion de l’industrie aéronautique militaire) qui ne voit pas le jour (1945-1947) et un projet de grand ensemble à Antony (1952-1953) qui a été réalisé, autour du stade Velpeau³. Il avait certainement une fibre sociale, sinon un intérêt pour une production de masse qualitative en matière de logement – hypothèse personnelle qui n’est pas suggérée dans le présent ouvrage. Saluons l’effort de l’auteur en l’absence de la plupart des archives professionnelles des cabinets des protagonistes.

Parmi les réalisations non-citées dans le livre, il manque le Domaine de Bel Abord à Chilly-Mazarin, que nous avions présenté en 2017 au public comme une réalisation de Jean Mougenot, à partir de nos recherches personnelles inédites, constituant la première étude de ce grand ensemble des Trente Glorieuses. Certes, sans la possibilité d’accéder aux archives des cabinets de ces architectes, disparues lors des fermetures ou successions, il demeure de nombreux pans de leur histoire dans l’obscurité, ce qui laisse des possibilités pour apporter des contributions futures à cette recherche.

Ce livre illustré, édité avec le soutien de la région et de deux communes vosgiennes, constituera un excellent outil de travail à la disposition des chercheurs et des touristes amateurs d’architecture. Quel meilleur compagnon que celui-là, pour aller faire des visites in situ ? Vosgien ou non, amateur d’architecture ou de cette région, vous savez ce qui vous reste à faire.