Lecture : Serge Dormard, “Lille au xviiie siècle. Une histoire financière”

Serge Dormard, Lille au xviii^e siècle. Une histoire financière, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2024, 533 p.

Compte-rendu réalisé par Mathieu Marraud

Depuis longtemps revivifiée, l’étude des municipalités d’Ancien Régime s’est longtemps consacrée au thème des édiles (modes électoraux, reproduction sociale), de l’investissement civique (familial, individuel), des relations entre ville et centralité monarchique (niveau d’autonomie, députations, réaménagements urbanistiques). Fondé en histoire sociale du politique, ce vaste apport historiographique, cela dit, a négligé une dimension que plusieurs travaux des années 1970-1980 soulevaient encore, au zénith de l’histoire quantitative, qui est celle des finances et fiscalités urbaines. Serge Dormard emprunte donc un terrain réputé ardu, austère, qui est celui de la vie budgétaire d’une grande ville française, Lille, sur la base de comptes conservés pour la période 1738-1789. Quelle pouvait être la santé financière d’une des grandes capitales régionales, dont l’historiographie a eu plutôt tendance à souligner les déficits croissants au fil de la période ? Quel poids y représentaient les versements obligatoires au Trésor royal ? Quels dommages étaient réellement imputables à une politique municipale délibérée ? Ces interrogations ne sont pas anodines en vue d’une compréhension, toujours mouvante, que les historiennes et les historiens tentent d’avoir de l’effondrement financier de la monarchie à la veille de la Révolution, où la part prise par l’endettement des villes est encore mal connue.

Avec 500 pages de texte, 66 graphiques et 44 tableaux chiffrés, l’objectif de l’ouvrage paraît déjà être le volume de données qu’il a voulu accumuler, organiser, commenter. Chaque poste de recette et de dépense est scrupuleusement restitué à l’aune des montants principalement tirés des 50 cotes des comptes municipaux (tenus par trois trésoriers différents). Après les dépenses ordinaires occasionnées par les frais de fonctionnement de l’Hôtel de Ville, les aumônes, l’entretien des troupes, la contribution aux impôts royaux directs et indirects (dons gratuits, capitation, dixième…) occupe un rang considérable, avec 45 % des dépenses. De leur côté, les revenus ne sont pas en reste en retenant près des deux-tiers de l’ouvrage. Composant l’essentiel des ressources communales, l’octroi pèse sur une multitude de produits d’approvisionnement, tous séparément examinés au cours du livre, parmi lesquels la bière tient évidemment la première place avec plus de 420 000 florins annuels à la fin des années 1780 (plus de 44 % des droits d’octroi, plus de 25 % des revenus globaux). La prise en charge par des brasseurs eux-mêmes de la ferme des bières, à partir des années 1730, évoque alors une fiscalité intégrée aux acteurs directement intéressés au propre débit de la marchandise, mais aussi une fiscalité soumise à la concurrence d’enchérisseurs simplement intéressés par le rendement attendu. Toutefois la capacité des brasseurs à prendre aussi pour un temps la ferme des eaux-de-vie et celle du vin dévoile un pan d’histoire sociale et économique de la ville, qui, par ailleurs, fait défaut au reste du livre. Quel rôle la sociologie négociante et manufacturière de Lille pouvait avoir sur les capacités collectives de prélèvement, sur l’assiette de l’impôt, comme sur les capacités de certains particuliers d’investir dans l’impôt ? Les réponses manquent, tout en restant à l’esprit de l’auteur (p. 460).

Nombres d’informations sont là bien sûr. Chaque revenu est inséré dans un mode de recouvrement (régie, affermage, abonnement, rachat), et dans une fluctuation majoritairement dictée par la belligérance européenne (guerre de Succession de Pologne, de Succession d’Autriche…), et dans une moindre mesure par les crises agraires et viticoles (1740-1741, 1767-1769) ou par le rythme des grands travaux d’infrastructure. Chaque sous-chapitre se clôt également sur les acquittements opérés auprès du Trésor, dont Serge Dormard souligne souvent le mouvement erratique, que ce soit en raison des temps de la perception ou des rattrapages d’arriérés, des acomptes d’années à venir, par conséquent en raison de logiques comptables peu annualisées. En fin de chaque chapitre, une ventilation des totaux est faite, montrant globalement la hausse (voire le doublement) des participations de la ville à l’effort fiscal, allant de pair avec la modicité que ces participations continuent de représenter une fois rapportées au nombre d’habitants (p. 168).

On aurait aimé que ce type de contre-intuitions soient éclaircies. Toutefois la rigueur des décomptes pallie encore une fois une partie des points restés aveugles. L’augmentation des octrois d’un 1 100 000 lt à 1 500 000 lt, d’un bout à l’autre de la période, est patiemment obtenue en fin d’ouvrage. Était-il possible de déflater les montants (en bière ou en blé) pour en comprendre la croissance réelle ? On peut le regretter d’une manière générale pour toutes les évolutions analysées. Cependant le décrochage d’une corrélation entre recettes et dépenses est bien établi à partir de la guerre d’Amérique, recoupant ce qu’on sait par ailleurs au niveau national. Ce qui n’empêche pas une cinquième partie, consacrée au problème de l’efficience des gestions optées par la ville, d’aboutir au constat d’un relatif équilibre. La preuve semble être faite que l’incurie financière n’est pas la marque des municipalités au cours du xviii^e siècle.

Enfin, si la multitude des calculs constitue bien l’apport principal du livre, des informations plus qualitatives, distillées au hasard d’explications de figure, dressent aussi le portrait d’une ville de frontière, telles ces survivances fiscales espagnoles consenties après la réunification de la ville au royaume en 1667, tels ces frais militaires augmentés en période de paix par le coût des garnisons restant à demeure, telles ces remises royales en cas de débours extraordinaires pour le casernement des troupes, etc. On entrevoit les formes de négociation entre ville et intendance, ville et états provinciaux ; on entrevoit les usages à la fois réglés et coutumiers avec les adjudicataires et fermiers, de même que la dimension chrétienne des prélèvements effectués sur différents postes en vue d’alimenter les instances charitables, à laquelle on pourrait joindre encore une immense volonté de fixation des prix courants en vue de défendre le fameux « juste prix », et défendre aussi un débit fiscalement attractif pour les fermiers des impôts.

Partant de là, quels regrets nourrir vis-à-vis d’un tel travail de collecte ? Peut-être l’absence de références à un débat historiographique (l’essentiel des travaux consultés sont anciens, et concentrés sur le cas flamand), mais aussi de références à d’autres terrains urbains et/ou régionaux. L’ouverture faite vers les états de la Flandre wallonne, auxquels l’auteur a consacré plusieurs articles, aurait pu conduire à des comparaisons avec les autres pays d’états. Systématiquement fournies, les clés de répartition entre Lille et les localités wallonnes sont intéressantes, mais répondent mal à une pondération qu’on attend avec d’autres facteurs (démographiques, commerciaux, productifs) que seules des villes équivalentes pouvaient supporter. Un rapide exemple apporté par la généralité d’Amiens (p. 140) indique déjà combien le cas lillois se distingue d’une province limitrophe. Reste à un ou une autre historienne à s’emparer de la question.