Lecture : Jean-Michel Leniaud, “Architecture au xixe siècle. Programmes, styles, fantasmes”

Jean-Michel Leniaud, Architecture au xix^e siècle. Programmes, styles, fantasmes, Rome, Campisano Editore, 2020, 317 p.

Compte-rendu réalisé par Anne-Marie Châtelet.

L’histoire de l’architecture au xix^e siècle a connu en France son heure de gloire dans les années 1980. En 1979, Bruno Foucart était chargé de l’exposition célébrant le centenaire de Viollet-le-Duc au Grand Palais ; en 1986 ouvrait le Musée d’Orsay dédié à une période embrassant les années 1848-1914 ; entre temps, François Loyer et Claude Mignot signaient simultanément deux vastes synthèses, L’Architecture au xix^e siècle pour le premier, Le siècle de l’industrie pour le second¹. Cet élan a depuis perdu de sa vigueur : si l’intérêt pour ce siècle n’a pas tout à fait disparu, les études se sont faites plus rares. Il est ici question d’un recueil de textes récemment publié, Architecture au xix^e siècle. Programmes, styles, fantasmes de Jean-Michel Leniaud². Le titre est explicite ; les articles réunis de teneur et de longueur très différentes. Sans avoir d’explication sur les motifs de leur sélection, chacun en sera réduit à des conjectures d’autant plus libres que ni la date ni le lieu de leur publication n’est indiqué. Au détour d’une phrase, quelques allusions laissent entendre que l’un ou l’autre aurait été présenté à l’occasion d’un séminaire ou d’un congrès. Il ne s’agit donc pas de brouillons restés en jachère dans un fond de tiroir et une patiente recherche au sein de la riche bibliographie de l’auteur pourrait d’ailleurs permettre de les identifier³.

Pourquoi donc les avoir rassemblés et réédités ? L’introduction, reprise d’une contribution faite par Jean-Michel Leniaud lors d’un colloque en 2007, est muette sur la question⁴. Si elle donne le ton de l’ouvrage, elle n’explique pas la raison de cette compilation ni des choix opérés. Elle affiche la volonté d’écrire une histoire des arts dans laquelle l’architecture occupe la première place et qui s’inscrive dans une histoire des idées, des civilisations et de la culture. La lecture des articles laisse penser que l’objectif de l’auteur a été d’offrir à un public varié ses réflexions sur l’histoire d’architecture. Au nombre de vingt-neuf, ceux-ci sont en effet souplement liés par la récurrence de propos touchant à ses méthodes et ses ambitions. Ils sont regroupés en six chapitres « Théories », « Questions de style », « Programme », « Histoire », « Architectes » et « Rêves ». La question patrimoniale, au cœur des travaux de Jean-Michel Leniaud, en est presque complètement absente, sans doute parce que cette compilation pourrait être considérée comme le pendant de ses Chroniques parues en 2001⁵.

Certains articles ont un caractère didactique marqué comme ceux consacrés à l’architecture religieuse⁶. Ils affirment l’importance d’associer une approche historique à une analyse sensible en vue d’éviter d’une part « le travers au nom duquel on prétendrait que la seule sensibilité individuelle suffirait face au chef-d’œuvre » et d’autre part « le risque de lasser voire de blaser par un excès d’information ». La majorité relève du genre plus attendu de l’article scientifique, riche de la culture et l’érudition de leur auteur. Ils touchent à des sujets plus pointus, concernent des architectes, des édifices ou des questions d’historiographie, et proposent de nouvelles interprétations. D’autres enfin, dans lesquels l’emporte l’intuition, s’apparentent à des essais, en particulier ceux qui referment l’ouvrage. Ainsi « Les délires opiomanes et gothicomanes de Thomas de Quincey à Wilfred Sätty »⁷ où sont rapprochées les hallucinations religieuses d’écrivains et d’artistes, et l’espace vertigineux et ténébreux des cathédrales pour conclure qu’ils ont « réintroduit en leurs murs ce que les théoriciens en avaient retiré […] la poésie et le mystère ».

Comme l’annonce le titre de l’ouvrage, deux notions sont centrales, celles de « style » et de « programme ». Jean-Michel Leniaud fait remarquer qu’au xix^e siècle, le style relève tout autant de l’historiographie que de la pratique architecturale, qu’il est à la fois utilisé par les historiens pour classer la production et par les architectes pour la concevoir. « Dans le même temps, écrit-il, qu’on donnait un contenu épistémologique à l’histoire de l’art, la production artistique [proposait] une réinterprétation des styles historiques que les savants étaient en train de définir⁸ ». Certains textes évoquent le développement de cette classification savante aux accents parfois nationalistes, comme ceux portant sur la fortune critique du Primatice ou sur la néo-renaissance⁹. D’autres confrontent de manière audacieuse les conceptions d’historiens et d’architectes, celles de Louis Hautecoeur et de Viollet-le-Duc sur le rationalisme, ou d’Heinrich Wöllflin et de Charles Garnier sur le baroque¹⁰.

Le programme, lui, ne relève pas de la théorie de la connaissance. De nature utilitaire, il renvoie aux usages et permet à l’auteur d’interroger une autre sphère de relations, celle qui réunit le monde social et économique aux architectes, les maîtres d’ouvrage aux maîtres d’œuvre¹¹. Il est mobilisé pour l’analyse des édifices. Ici, il sert à démontrer l’inventivité d’un concepteur face à de nouveaux besoins, Charles Garnier face à l’émergence des écuries commerciales¹² ; là, à pointer des évolutions de l’expression architecturale, comme entre les deux salles de lecture réalisées pour la Bibliothèque nationale par Henri Labrouste puis par Jean-Louis Pascal : métal affiché « avec insolence » pour le premier et « monumentalité architectonique » pour le second¹³. Le programme est aussi une clef pour l’étude de l’enseignement de l’architecture à l’École des beaux-arts. L’analyse des sujets de concours qui y sont proposés et des réponses des élèves révèle un « sens du concret et du précis dans l’ordre de l’utile¹⁴ » de cette pédagogie pourtant souvent critiquée pour sa distance de la réalité.

Un des articles mérite une mention particulière en ce qu’il condense nombre d’idées de l’ouvrage, celui consacré au cours inédit d’archéologie médiévale de Jules Quicherat (1814-1882)¹⁵. Jean-Michel Leniaud, qui en possède l’une des rares transcriptions, en expose la gestation, les thèses et la postérité et évoque les traits qui caractérisent la démarche du savant : « Son sens de la plastique des formes, son intelligence des multiples dimensions de l’architecture, son attention au rôle moteur de la fonction ». Comment mieux décrire les approches qui orientent ces mélanges à visée méthodologique ?