Lecture : Isabelle d’Artagnan, “Le pilori au Moyen Age dans l’espace français. xiie-xve siècle”

Isabelle d’Artagnan, Le pilori au Moyen Age dans l’espace français. xii^e–xv^e siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2024

Compte-rendu rédigé par Julie Claustre

Le livre d’Isabelle d’Artagnan est la version remaniée de sa thèse de doctorat soutenue en 2019 et préparée sous la direction de Jean-Marie Moeglin, qui signe la préface de l’ouvrage. Il est consacré à un édifice caractéristique du paysage urbain des villes du royaume de France au second Moyen Âge, le pilori, qui n’avait jusqu’à présent jamais fait l’objet d’une étude systématique. L’étude qu’I. d’Artagnan propose en 300 pages environ vient ainsi combler un manque criant de l’historiographie urbaine, mais aussi de l’historiographie de la justice. Elle le fait de manière précise, efficace et convaincante, en reconstituant la genèse, la diffusion et les usages pénaux de cet équipement de justice, entre le xii^e et le début du xvi^e siècle.

La peine du pilori consistait à attacher à un pilier une personne condamnée pour un crime, à rassembler une foule et à inciter celle-ci à l’humilier en lui faisant subir des outrages verbaux et physiques mineurs. C’était l’une des peines infamantes dont usaient les justiciers médiévaux et qui s’imposa au xv^e siècle comme l’une des principales de ces peines infamantes, à côté de l’amende honorable. Quant à l’édifice matériel, I. d’Artagnan en retrace la diffusion sur les places des marchés urbains à partir du xii^e siècle : c’est d’abord un « édifice protecteur du marché et des droits de son fondateur », étroitement lié à l’aspiration des seigneurs à contrôler les marchés des villes alors en plein développement. Institution du marché, la pilorisation sanctionne les crimes de fraude et de larcin et manifeste la capacité du seigneur à assurer la loyauté des transactions sur ses terres. À partir de la seconde moitié du xiii^e siècle, alors que la concurrence entre pouvoirs justiciers s’aiguise, l’édifice est de plus en plus perçu comme un signe de haute justice : s’impose l’idée qu’un seul pilori seulement ne peut être érigé dans chaque localité, pilori qui appartient au seigneur le plus puissant du lieu, bien souvent le roi dans les villes de son domaine. Puis le pilori se renforce par l’ajout matériel d’un carcan et tend à devenir de plus en plus monumental, tandis que les équipements d’exposition infamante relevant d’autres justices sont le plus souvent appelés « échelles ».

Comme peine, la pilorisation est attestée aussi bien dans des justices laïques qu’ecclésiastiques, royales, seigneuriales ou municipales. En effet, au-delà de la protection du marché, elle a été étendue à la répression du blasphème, de l’injure publique, du faux témoignage et d’autres crimes de faux, ainsi qu’à celle de la prostitution, entre autres. I. d’Artagnan analyse avec finesse chacune des composantes du rituel de l’exposition au pilori, qui voit le condamné mené, un jour de marché, de la prison, à bord d’une charrette, jusqu’au lieu de son humiliation. En chemise, il porte bien souvent un objet, collier, coiffe ou couronne, destiné à le ridiculiser ou à informer le public de son crime. L’exposition dure le plus souvent quelques heures et peut être répétée lors de plusieurs jours de marché. Les présents sont invités à injurier le coupable, à se moquer de lui, à lui « jeter aux yeux boue ou autre ordure » – comme l’indique l’ordonnance royale contre les blasphémateurs de 1347. Aux rires du public est censée répondre la honte du condamné, sous les yeux des représentants du seigneur justicier : le pilori fabrique d’un côté de l’infamie et de l’autre du consensus entre justiciables et institutions de justice.

Peine fréquente, d’intensité moyenne, le pilori faisait partie de l’arsenal judiciaire commun dans le royaume de France jusqu’au xvi^e siècle. En faire l’histoire n’est pourtant guère évident, les édifices correspondants ayant bien souvent disparu dans la seconde moitié du xviii^e siècle. I. d’Artagnan y parvient après avoir analysé un corpus textuel ample et diversifié, constitué de documents législatifs, judiciaires et de chroniques, issus de régions dispersées de l’actuel espace français. Un corpus qu’elle soumet à un questionnaire nourri d’anthropologie historique.

Cette étude très riche, qui intéressera les historiens de la ville, de la justice et du commerce, n’est évidemment pas sans reproche. Le premier, le plus évident, tient à l’absence de toute représentation cartographique, alors que l’analyse est en partie menée en termes de diffusion géographique (du nord au sud, d’ouest en est) et d’implantation spatiale (dans l’espace du marché). Les spécialistes d’histoire urbaine pourront donc être frustrés par l’absence de carte représentant la diffusion régionale du pilori entre xii^e et xv^e siècle et de plans de villes figurant le placement relatif des diverses structures d’exposition dans quelques villes du royaume. Ils pourront se reporter, s’agissant de Paris, à l’ouvrage récent de Lucie Ecorchard (Les lieux de justice parisiens à la fin du Moyen Age, Paris, L’Harmattan, 2022) absent de la bibliographie du livre d’I. d’Artagnan. D’ailleurs, le cas parisien (p. 75-76, p. 107-108, p. 253-262) mériterait sans doute des analyses plus précises : l’étude consacrée par A. Lombard-Jourdan aux Halles n’y est pas mentionnée, alors même qu’un des plans de cette étude figure son célèbre et monumental pilori à la date de 1223 ; l’histoire complexe des rapports entre prévôté royale et prévôté des marchands y est mal saisie et des erreurs de calcul viennent entacher le détail d’une démonstration (p. 261). Au total, les situations parisiennes exposées par I. d’Artagnan laissent l’impression que le pilori y est, comme ailleurs, utilisé pour réprimer les infractions aux règles des marchés. Deuxième regret, la quasi-absence de représentation iconographique des équipements d’exposition – seule la très célèbre miniature représentant le pilori des Halles de Paris au premier plan de l’exécution de Mérigot Marchès est reproduite sur la couverture. On ne peut donc qu’espérer une étude complémentaire des représentations iconographiques des piloris, carcans et échelles des xii^e–xvi^e siècles, qui devrait apporter son lot de précisions sur la matérialité de ces structures emblématiques des justices médiévales, éventuellement en s’appuyant sur des sources comptables. Un troisième regret tient à l’absence de comparaison avec des régions européennes ayant connu les mêmes évolutions concourant à expliquer, selon I. d’Artagnan, le succès du pilori. La moitié nord de l’Italie et le sud-est de l’Angleterre ont ainsi été prises dans le même mouvement de développement commercial et urbain : on aimerait savoir si les peines d’exposition y eurent les mêmes faveurs et sinon, pourquoi. Enfin, en confrontant les chapitres IV (« mise en œuvre du rituel ») et VIII (« sociographie des condamnés ») du livre d’I. d’Artagnan, on regrette que l’autrice n’ait pas systématisé l’analyse de cette peine en termes de genre : au-delà de la spécificité du brûlement des cheveux de certaines femmes mises au pilori, le lecteur s’interroge sur d’éventuels enjeux spécifiques de l’exposition publique des femmes. Au total, les remarques formulées ci-dessus constituent surtout des demandes de prolongements et de comparaisons, ce qui manifeste bien le très grand intérêt de l’étude proposée par I. d’Artagnan.