Lecture : Élisabeth Lorans, Thomas Pouyet et Gaël Simon (dir.), “L’eau dans les villes d’Europe au Moyen Âge (IVe-XVe siècles)”

Élisabeth Lorans, Thomas Pouyet et Gaël Simon (dir.), L’eau dans les villes d’Europe au Moyen Âge (iv^e–xv^e siècles) : un vecteur de transformation de l’espace urbain. Actes du colloque de l’Université de Tours (21-23 octobre 2021), Tours, FERACF, 84^e Supplément à la Revue archéologique du Centre de la France, 2023

Compte-rendu réalisé par Camille Cilona

À l’heure de l’effervescence générée par les Jeux Olympiques organisés à Paris à l’été 2024, la relation villes-fleuves est investie à nouveaux frais. La baignade dans la Seine promise par la maire de Paris illustre la permanence des enjeux et des problématiques liés à l’eau en contexte urbain. Les débats qui soulèvent actuellement la question de la pollution et des usages du fleuve, autant que l’implication du corps de ville à garantir la pureté de ses eaux, font singulièrement écho aux mécanismes dont L’eau dans les villes démontre qu’ils sont universellement partagés, quels que soient les époques et les espaces considérés.

C’est ce même souci pour les enjeux environnementaux qui a conduit Élisabeth Lorans, Thomas Pouyet et Gaël Simon à organiser le colloque éponyme de l’Université de Tours en octobre 2021. Alors que les changements climatiques commandent des réajustements perpétuels de la relation entre agglomération et ressource en eau, les directeurs du volume engagent des discussions qui font dialoguer avec profit sciences paléo-environnementales et sociales. La parole est donnée à près de quarante auteurs, majoritairement issus de l’archéologie, dont la diversité des statuts (jeunes chercheurs, archéologues, ingénieurs de recherche etc.) garantit le renouvellement de l’analyse.

Si l’introduction reconnaît la longue tradition historiographique du sujet, elle rappelle que l’eau a longtemps été étudiée sous l’angle du droit et du progrès technique, avant de bénéficier très progressivement de l’avènement des sciences paléo-environnementales. Histoire Urbaine avait d’ailleurs été la première revue française à proposer un numéro sur l’environnement urbain mais, reflet d’une lacune généralisée, le Moyen Âge d’une part, l’archéologie d’autre part faisaient figure de parents pauvres du volume¹. Les 19 contributions présentées dans le 84^e supplément à la Revue archéologique du Centre de la France², comblent ce retard et saisissent les aspects matériels et spatiaux de la question à travers des études de cas, très majoritairement français (pour 15 d’entre elles), secondairement européens (Pologne, Espagne, Italie). Le volume reconnaît enfin à l’archéologie, bien souvent seule compétente à documenter ces points, sa juste place dans les débats.

Trois parties thématiques démontrent le caractère multiforme des processus qui régissent la constitution des hydrosystèmes urbains et l’évolution des relations ville-fleuve. L’eau est d’abord envisagée comme un « facteur d’installation et de développement d’une ville » avant d’être analysée comme une ressource aux usages « multiples et simultanés » dans les sociétés urbaines. La relation ville-fleuve ne saurait être comprise enfin, sans souligner le rôle déterminant de l’hydrosystème dans la « transformation urbaine, les rythmes urbains et la fabrique urbaine ». La convocation des sciences paléo-environnementales étend la chronologie des temps géologiques à l’époque moderne.

La première partie, nourrie par des exemples exclusivement français, expose une série d’aménagements hydrauliques qui ont conditionné des processus propres à l’urbanisation. L’installation humaine ainsi permise par l’accès direct à la mer est étudiée à Quentovic, seule ville côtière de l’ouvrage (I. Leroy). Le cas de Néris-les-Bains/Montluçon est représentatif d’une translation de pôle urbain conditionnée par l’eau (O. Troubat). L’assainissement des zones humides, préalable au développement urbain, est étudié à Saint-Sulpice-lès-Bourges (S. Bourocher et alii.) et Troyes (V. Marchaisseau et alii). Les entreprises de canalisation dans la moitié nord de la France (P. Peter) et à Saint-Marcel de Cluny (C. Couderc) stimulent l’économie urbaine, tant par la mise en réseau que par le développement de l’artisanat qu’elles permettent. Ces analyses sont marquées par une grande technicité de propos qui, si elle peut discriminer un lectorat non avisé, permet toutefois de saisir les aspects très concrets des contraintes liées à la gestion de l’eau. La typologie des canaux que propose P. Peter est à ce titre particulièrement éclairante. Elle ouvre de nombreuses pistes de réflexion, notamment celle des fonctions secondaires de l’assainissement des zones humides en milieu urbain, auxquelles répond en partie l’exemple original fourni par Troyes : là, le drainage est davantage pensé pour installer des jardins que des activités artisanales.

La diversité des usages de l’eau dans la ville occupe la seconde partie du volume, dont la grande force est de battre en brèche les préjugés attachés au sujet. Outre la description des aménagements hydrauliques de Limoges (L. Leroux et alii.) et Nevers (M. Foucher), cette section interroge les modalités d’organisation de l’usage des eaux, à Moissac (A. Van de Luitgaarden) et à Wroclaw (J. Piekalski). L’ouverture à l’Europe est prolongée par les cas italien (H. Vidon) et espagnol (C. Mazzoli-Guintard), qui considèrent la maîtrise de l’eau comme un instrument de pouvoir et un marqueur identitaire. Ces exemples prouvent la capacité des aménagements hydrauliques à éclairer notre compréhension des articulations entre zones urbaines ainsi qu’entre ville et périphérie. Ici émergent, plus ou moins nettement, des conflits d’usages qui ne sont pas sans faire penser à des situations très contemporaines. Le cas de Moissac, documenté par le dossier d’un procès autour d’une fontaine disputée entre une abbaye et les citadins, est particulièrement significatif. Les sources écrites dialoguant avec l’archéologie signalent, contrairement aux représentations collectives qui accablent l’hygiène médiévale, une véritable conscience de la « consommabilité » de l’eau. Dans le même esprit, C. Mazzoli-Guintard montre comment Cordoue procède à des travaux de canalisation, non pour servir l’intérêt commun, mais bien pour mettre en scène le pouvoir.

Sept études de cas – Poitiers (F. Gerber et C. Gorin), Rennes (L. Beuchet et M. Millet), Amiens (C. Cloquier et R. Jonvel), Beauvais (S. Lefevre), Aoste (C. Tillier et alii.), Blois (V. Aubourg et alii.) et Vendôme (G. Simon) – clôturent la réflexion, qui permettent de comprendre le rôle de l’eau dans la fabrique urbaine. Ce dernier axe, qui apparaît plus descriptif – des hydrosystèmes et paysages passés, souvent perdus par l’urbanisation contemporaine –, semble ériger la diversité en clé d’interprétation principale du sujet. Les contributions s’accordent ainsi sur la pluralité des infrastructures hydrauliques, des travaux et motifs pour lesquels ils sont entrepris et des usages, enjeux et conflits attachés à la ressource. La conclusion, dressée par B. Bove, fait dialoguer ces problématiques – essentiellement issues de l’archéologie – avec l’histoire des textes et réaffirme l’intérêt pour toutes les disciplines convoquées dans cet ouvrage de s’emparer conjointement de ces questions.

En définitive, L’eau dans les villes bat en brèche préjugés et chronologie traditionnellement affiliés à la gestion de l’eau par les communautés urbaines passées. Les études régressives notamment, démontrent avec force l’inadaptation de la périodisation classique. Si l’ouvrage permet d’interroger à nouveaux frais la relation ville-fleuve, il fait aussi apparaître la longue histoire des problématiques liées à l’anthropisation des eaux. L’empreinte indélébile et multiforme (spatiale, symbolique etc.) de l’eau dans les villes contemporaines se lit ainsi dans la toponymie et les morphologies urbaines qui trahissent le caractère fondateur de la relation ville-fleuve dans les dynamiques d’urbanisation.