Lecture : Georgi Stanishev, Ruine de l’universel – Communisme et nationalisme dans l’architecture du Bloc de l’Est (2024)

Georgi Stanishev, Ruine de l’universel – Communisme et nationalisme dans l’architecture du Bloc de l’Est, Genève, MétisPresses, 2024, 224 p.

Compte rendu réalisé par Paul Wolkenstein

Ruine de l’universel – Communisme et nationalisme dans l’architecture du Bloc de l’Est est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2019. Georgi Stanishev y propose un décryptage des caractéristiques communistes et nationales appliquées à l’architecture dans un espace géographique constitué de l’Albanie, de la Bulgarie, de la Pologne, de l’Allemagne de l’Est, de la Roumanie, de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie à l’époque communiste (1945-1989). En réalité, l’auteur déborde ce cadre chronologique et remonte jusqu’à la révolution d’Octobre pour expliquer comment l’universalisme soviétique se particularise dans les républiques constitutives de ce qu’il nomme la « périphérie intérieure ». Il questionne notamment le destin tragique du projet communiste ainsi que ses « ruines » à travers un cadre conceptuel qui repose sur l’analyse de mécanismes culturels propres à l’idéologie socialiste. Par le biais d’une « géopolitique de la nation », l’auteur oppose les notions d’universalisme, de particularisme et de modernisation généralisatrice dans l’architecture. Riche en illustrations (esquisses, dessins techniques, photographies), cette gigantesque recherche, dans le temps et dans l’espace, s’appuie sur une bibliographie non exhaustive contenant des ouvrages de référence et des articles qui demanderait à être enrichie.

La première partie s’interroge sur les fondements de l’architecture soviétique datant de l’entre-deux-guerres, bien que les pays concernés par cette recherche soient encore à l’époque des états non communistes. Selon Stanishev, retracer la genèse de l’architecture soviétique est indispensable à l’appréhension de son évolution. Il revient donc dans un premier temps sur la naissance d’une architecture d’avant-garde basée sur les valeurs du communisme et sur une propagande monumentale. L’idée est alors de mettre en spectacle la révolution par des célébrations publiques (banderoles, tribunes, slogans) que l’auteur illustre notamment par la Tour de Tatline qui exprime un modernisme exaltant et un avenir radieux. Dans un deuxième temps, il décrit de manière un peu rapide l’achèvement du constructivisme et du romantisme de la révolution d’Octobre et l’émergence d’une architecture stalinienne à Moscou en mettant en exergue deux projets archétypiques : d’une part celui du mausolée de Lénine et ses trois étapes de construction et, d’autre part, le concours pour le Palais des Soviets et ses différentes propositions. Cette esthétique incarne la naissance d’un culte de la personnalité où changement et progrès se figent dans un béton teinté de classicisme. L’auteur explique alors comment le réalisme socialiste puise ses sources dans un historicisme utopique pour définir la réalité idéale d’une architecture qui reflète la ligne politique soviétique.

Dans une seconde partie, Stanishev accorde une importance singulière à l’exportation du modèle soviétique dans les pays satellites, à l’instar des gratte-ciels staliniens identifiés comme objets architecturaux évoquant le bloc socialiste. Des projets emblématiques tels que le Palais de la Culture et de la Science à Varsovie, la Casa Scînteii à Bucarest et la Maison du Parti communiste à Sofia, à l’échelle plus humaine, sont aussi décrits en détail. De la même manière, il analyse plusieurs variantes de monuments titanesques à la gloire de Staline, pour la plupart détruits après le XX^e congrès du PCUS en 1956. Il étudie ensuite certains centres urbains restructurés pour théâtraliser le pouvoir et enfin plusieurs villes-nouvelles planifiées sous Staline. Il analyse, de façon parfois trop succincte, le processus de romantisation nationale du communisme comme une manifestation de la lutte contre la culture occidentale. Pour ce faire, il nous emmène en RDA étudier le travail de Karl Friedrich Schinkel et, entre autres, en Hongrie où l’esthétique oscille entre classicisme et tradition. Les architectes des pays étudiés reconduisent ainsi le travail de recherche, initié au début du siècle, d’une identité nationale par l’architecture.

Dans une troisième et dernière partie, la plus consistante, l’auteur nous invite à aborder la seconde vague soviétique de modernisme, marquée par la propagation massive de la préfabrication architecturale¹. L’expression tridimensionnelle de la déstalinisation est provoquée par une résolution qui résout en partie les pénuries engendrées par l’excès des dépenses architecturales. Ce décret, initié en 1955 par Khrouchtchev, recommande aux architectes de construire à l’économie. Cette lutte antistalinienne questionne l’esthétique vers laquelle tend alors l’architecture socialiste qui abandonne totalement les formes anciennes et adopte définitivement la typification². L’originalité de l’approche de Stanishev est d’évoquer le défi que relèvent les architectes socialistes en ces termes : comment adapter le style international au monde soviétique tout en se détachant du modèle américain. Il illustre cette période par la « personnification emblématique » de Tito sur le Bâtiment des organisation sociales et politiques à Belgrade et par le projet Novy Arbat de restructuration du centre de Moscou inauguré dans les années 1960. Il montre comment certains ateliers plaquent un répertoire de citations architecturales sur des formes standardisées (Maison de l’Enseignant à Berlin, Palais des Pionniers à Moscou et ville nouvelle de Dimitrovgrad). Il décrit ensuite la circulation des modèles architecturaux en étudiant les transpositions surprenantes du Palais du Congrès national de Niemeyer à Brasilia à l’université de Nitra en Slovaquie, ou de la Maison sur la cascade de Frank Lloyd Wright à Veliko Tarnovo. Il définit ensuite le cadre théorique du modernisme socialiste qui s’inscrit dans la technicité de l’objet architectural, à l’image du Pavillon de la Yougoslavie à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958. En témoigne également l’apparence high-tech, fonctionnaliste et idéaliste du siège de l’Association des ingénieurs et architectes de Liberec que Stanishev prend comme dernier exemple du technicisme khrouchtchévien avant d’aborder l’architecture brejnévienne. À cette époque, l’imaginaire historiciste est à nouveau convoqué pour remédier à la froideur de l’architecture soviétique. La scène architecturale des années 1970 et 1980 produit ainsi une propagande monumentale actualisée à travers la Maison-monument du Parti communiste bulgare, ou les formes abstraites des monuments yougoslaves. Il consacre un développement à l’appropriation de formes vernaculaires qui servent la dictature folklorique de Ceaușescu, pour finir en apothéose avec le projet néostalinien de la Maison du Peuple de Bucarest. De certains complexe hôteliers de la mer Noire à l’héritage de Plečnik reformulé par Ravnikar, en passant par le Groupe de Pécs, Stanishev étudie ce modernisme tardif dans une perspective transhistorique. Il s’intéresse enfin à la naissance d’une production architecturale plus humaniste, qui s’émancipe des préceptes idéologiques propagés dans les années 1970 et 1980. Les œuvres cosmiques de Bogdanovic et le mysticisme de Makovecz semblent se développer dans les interstices qui préfigurent l’éclatement du bloc socialiste.

En conclusion, Georgi Stanishev fait le point sur l’échec de l’idéologie communiste à produire une réelle culture universelle. Que ce soit aux périodes staliniennes et poststaliniennes, l’architecture soviétique, qui s’est répandue dans les pays satellites, ne tient qu’à un seul principe édicté dans un décret de 1932 sur la restructuration des organisations artistiques : « National par la forme, socialiste par le contenu ». Tantôt inconsistante, tantôt puissante, cette formule habite les discours sur l’architecture lorsqu’il s’agit d’échapper à une esthétique générique gommant toute spécificité. L’architecture a tendance à refléter les discussions idéologiques, qui plus est dans un système normatif et centralisé comme celui du projet communiste. Cet ouvrage apporte des éléments de réponse aux questions identitaires que l’architecture soulève et exprime, en mettant en lumière les principaux points de rupture entre le modernisme socialiste et le modernisme capitaliste. Rompant avec l’opposition classique entre l’URSS et le monde occidental, il met en avant les spécificités locales dans l’architecture en abordant la lutte interne qui précède la désintégration de l’URSS. Enfermés dans une dialectique très rigide, certains architectes arrivent cependant à sortir du cadre conceptuel par une approche que l’auteur qualifie de « décontextualisée », en utilisant des éléments empruntés aux méthodes de construction vernaculaires et organiques. La fin de l’ouvrage envisage l’architecture postsocialiste comme « désincarnée ». Il s’agit là d’un ouvrage incontournable pour qui souhaite approfondir sa compréhension de l’histoire et surtout de la théorie architecturale poststalinienne dans le bloc de l’Est.