Lecture : Luke Giraudet, Public Opinion and Political Contest in Late Medieval Paris (2022)

Luke Giraudet, Public Opinion and Political Contest in Late Medieval Paris: The Parisian Bourgeois and His Community, 1400–1450, Turnhout, Brepols, 2022. 328 p.

Compte-rendu réalisé par Adrien Ferré.

En 2002, Bernard Guenée s’est intéressé à la manière dont on peut étudier l’opinion publique, ses formes, ses variations, face aux évènements du règne de Charles VI (1380-1420)¹. Pour cela, il s’est appuyé sur la plus longue des chroniques médiévales, la Chronique de Charles VI du Religieux de Saint-Denis, rédigée pendant trente ans par Michel Pintoin, chantre de l’abbaye royale de Saint-Denis, tout en la croisant parfois avec d’autres sources célèbres pour leur rapport à l’opinion publique, comme Le Journal d’un Bourgeois de Paris. Mais là ou Bernard Guenée avait critiqué la partialité du « Bourgeois », dont il qualifiait le Journal de « témoignage sans nuances d’un ‘‘homme de parti borné’’² », Luke Giraudet livre ici un portrait plus nuancé de l’auteur du Journal, celui d’un homme qui ne se contente pas d’être un observateur, mais qui prend une part active à la diffusion de l’opinion publique.

Ce travail, issu d’une thèse soutenue en 2019 à l’université de York et nourri d’une riche bibliographie internationale, est conçu comme une « microhistoire de la phase finale de la guerre de Cent Ans» (p. 22). Dans la continuité de l’ouvrage de Nicolas Offenstadt et Patrick Boucheron qui s’intéressait à l’espace public dans lequel se construit l’opinion³, il vise à questionner les anciennes théories sociales, émises notamment par Jurgen Habermas et Norbert Elias, celles d’un Moyen Âge irrationnel marqué par une communication politique descendante vers les masses. Luke Giraudet analyse la construction d’une opinion publique et montre que les autorités, à l’origine de la communication, tiennent compte des réponses et réactions populaires, dans une réciprocité des relations. Cela se fait au profit d’une lecture dynamique du rôle du « Bourgeois » dans le débat politique : chanoine de Notre-Dame et partisan, comme l’Université à laquelle il appartient, de l’alliance anglo-bourguignonne, il est avant tout parisien ; il défend ce qui lui paraît le meilleur pour sa ville et participe ainsi à la constitution d’une opinion parisienne spécifique.

Pour ce faire, Luke Giraudet replace l’auteur et son Journal dans le contexte de la vie à Paris dans la première moitié du xv^e siècle, marqué par la guerre civile et la double monarchie. Il s’intéresse aux différents lieux – et donc aux gens qui les fréquentent – dans lesquels évolue le « Bourgeois » : le quartier des Halles, le cimetière des Saints-Innocents, le chapitre cathédral et l’Université, ce qui lui permet de reprendre et confirmer les différentes hypothèses concernant l’identité de l’auteur du Journal et de réfléchir à son usage auprès de familles bourgeoises, comme les Maciot. Cette famille, dont le nom est inscrit dans une des copies du manuscrit, l’aurait eu en sa possession et serait à l’origine de certaines des altérations du texte pour l’adapter aux réalités politiques du moment (p. 39-41) ; et Luke Giraudet émet l’hypothèse nouvelle que ces quarteniers de Saint-Germain-l’Auxerrois à la fin du xv^e et au début du xvi^e siècle se seraient appuyés sur le Journal comme une « ressource textuelle importante » (p. 91) pour leur ascension sociale (chapitre 1 – « The Bourgeois of Paris and his community »). Ayant identifié le « public-cible » du Journal qui ne serait donc ni l’ensemble de la population urbaine, ni même les docteurs de l’Université ou les membres du chapitre de Notre-Dame auquel il appartient, mais bien les principaux habitants des Halles, membres de corporations importantes désireux d’avoir un rôle politique, Luke Giraudet questionne ensuite les différents aspects de la communication médiévale à laquelle le Bourgeois a été confronté et dont il témoigne, ainsi que les réactions de la communauté, sollicitant notamment les travaux de William Reddy sur les régimes émotionnels et ceux de Barbara H. Rosenwein sur les communautés émotionnelles. On retrouve à la fois les aspects de la communication officielle, descendante, comme les sermons et les prêches, ou encore les exécutions publiques (chapitre 2 – « Official Communication and Popular Reactions »), mais aussi d’autres formes plus officieuses, issues du peuple, comme la rumeur ou la réputation, par exemple les stéréotypes qualifiant les Armagnacs (chapitre 3 – « Rumour and Resistance ») ; cette opposition entre sources écrites, émanant principalement des autorités, et commentaires oraux, permet de montrer la part importante que le Bourgeois accorde à ces derniers et leur rôle dans la constitution d’une opinion publique. En s’intéressant au lien entre communication politique et émotions populaires, Luke Giraudet analyse l’espace urbain, contrôlé et vécu, et la manière dont les Parisiens perçoivent leur vie dans la capitale, dans un isolement tant physique (à cause de la guerre) qu’institutionnel (à cause de l’exil du roi) de plus en plus important, tout en insistant sur la communication symbolique, par les vêtements portés ou la tenue de discours controversés (Chapitre 4 – « Public Space and Political Contest »), avant de terminer sur l’importance des cérémonies civiques, processions, entrées princières ou funérailles royales, comme moments de dialogue entre les autorités et le peuple. Ce qui est le plus intéressant ici est que Luke Giraudet ne se limite pas au message diffusé dans une logique « top-down », descendante des autorités vers le peuple, mais cherche surtout à percevoir et expliquer son interprétation par le public parisien, qui profite de ces cérémonies pour négocier, dans une logique de contractualisation entre le peuple et le prince, comme pour l’entrée royale d’Henri VI en 1431 (Chapitre 5 – « Civic Ceremony and the Royal Centre »).

Une critique peut être faite à l’auteur, quand il annonce vouloir « réhabiliter » le Journal pour lui faire dépasser le statut de « source vouée à révéler la couleur dramatique de l’époque », qui n’aurait eu de la valeur que pour ce qu’elle révèle de la vie quotidienne, « et jamais utilisée de manière critique ou comparative à côté de sources plus traditionnelles comme les chroniques de Michel Pintoin […] » (p. 22-23) : de nombreux travaux d’historiens ont permis de s’affranchir de ce postulat depuis longtemps. Malgré ce petit reproche, Luke Giraudet parvient, en s’intéressant à ce que les discours, officiels ou non, révèlent des mentalités des habitants de la capitale, à montrer leur influence sur cette population parisienne marquée par la guerre civile ; ou tout du moins à montrer l’impact de ce que le « Bourgeois » met en avant et juge digne d’être souligné dans la constitution d’une opinion publique partagée par les destinataires du Journal. On peut parfois regretter, notamment dans les premiers chapitres, le choix de se focaliser sur le Journal d’un bourgeois de Paris, ce qui restreint la compréhension globale d’un événement à ce qu’en a perçu le « Bourgeois » ; mais d’autres journaux contemporains, comme celui de Clément de Fauquembergue⁴, contribuent ensuite à l’éclairer.

Cet ouvrage renouvelle les études fondées sur le Journal d’un Bourgeois de Paris, nuançant et éclairant la position de l’auteur et son rôle dans l’opinion publique parisienne pendant la guerre civile et sous la domination anglaise. Luke Giraudet fournit ici un modèle d’analyse de la communication politique, à la fois moyen d’agir sur la foule et nécessaire discussion entre les différents acteurs de l’espace public.