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Compte-rendu : Louis Baldasseroni, Pavages, garages, dallages. La rue vue de Lyon, xixe-xxe s (2023)

Louis Baldasseroni, Pavages, garages, dallages. La rue vue de Lyon, xixe-xxe siècles, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2023, 178 p.

 

compte-rendu rédigé par Tiphaine Robert.

 

Cet ouvrage au très beau titre est une contribution remarquable à l’histoire de la rue et intéressera un public large, bien au-delà des cercles historiens. Il est rare qu’un texte issu d’une thèse soit si digeste. Le format pédagogique – avec ces encadrés, photos et schémas qui servent véritablement le propos – est lui aussi inhabituel pour un livre issu d’une recherche doctorale. Et pourtant, par la délimitation très claire de l’objet d’étude (la rue et les mutations de son aménagement) et de l’ère géographique (six rues de Lyon), la fenêtre temporelle (1850-2000), le corpus analysé (principalement issu des archives municipales : services techniques de Lyon et Service ordinaire des Ponts et Chaussées), la démarche scientifique n’en est pas moins solide. Si l’angle est micro-historique, il permettra, comme le formule l’auteur à la fin du texte, de confronter ce cas d’étude à d’autres villes européennes et d’autres contextes politique. Gageons qu’il soit lu par des élus et des urbanistes : il rappelle les dégâts qu’a fait une approche trop fonctionnaliste, basée sur la séparation à outrance des flux.

Louis Baldasseroni commence par délimiter les contours de son étude : la rue comme espace de circulation, une rue trop souvent étudiée « en creux », comme négatif du bâti (p. 13). Il insiste sur les formes de continuités : si la fabrique de la rue évolue selon les profils et la diversité des décideurs, les aspirations des ingénieurs et les contextes, cette rue est rarement repensée ou réinventée mais plutôt constamment adaptée ou remodelée (p. 116). On sent l’influence de l’histoire environnementale dans la démarche de l’auteur : s’éloignant d’une conception phasiste, Baldasseroni insiste sur le fait que le « consensus automobile » est le résultat de choix politiques et que les controverses autour des nuisances automobiles remontent bien avant les années 1970. Pour autant, on ne peut pas, selon l’historien, parler de coup d’état automobile dans l’entre-deux guerres, mais plutôt de micro-changements qui ont tourné en faveur de l’automobile, ou – nous y reviendrons – de l’automobiliste au cours du xxe siècle. Ainsi, ce ne sont pas réellement des phases qui structurent cet ouvrage mais des types de rues, dont les réflexions qui s’y rapportent et les développements sont néanmoins chronologiques : le boulevard haussmannien, les rues « modernisées », la route, la rue balisée, la rue fractionnée, les autoroutes urbaines, l’espace public. L’historien opère ici un exercice difficile : rendre compte des « modèles », entendons des idéaux des ingénieurs, et la réalité des réalisations (ou des non-réalisations) sur la voirie. Il prend en compte trois types d’acteurs : les élus ; les ingénieurs et les citoyens et citoyennes. L’action de ce dernier groupe, dont les traces sont bien plus difficiles à saisir que celles des deux premiers groupes, est étudiée par le biais de leurs revendications exprimées de différentes manières, des plaintes au début du xxe siècle aux concertations dans les années 1990 en passant par les collectifs comme l’association nationale Les Droits du piéton, dont la branche lyonnaise est fondée en 1959.

La première partie regroupe les chapitres 1 à 5 et interroge ce que fait l’émergence de l’automobile à la rue lyonnaise. Dans le sillage de recherches récentes (Danielle Tartakowsky [sous la direction de], Histoire de la rue, Paris, 2022), l’historien constate que la fonction circulatoire de la rue est dominante déjà au xixe siècle, que ce soit dans les esprits des faiseurs de rue ou dans la réalité (chap. 1). Il relève que des conflits d’usages existaient avant l’auto et que tout ce qui n’était pas roulant avait tendance à être mis sur le côté déjà au xixe siècle (piétons mais aussi marchands, étals, artistes etc.). Toutefois, comme l’auteur le montre, l’adaptation des routes à l’auto aussi bien matérielle que législative, entérine cette hiérarchisation dans l’entre-deux guerres comme un peu partout en Europe: l’interdiction pour les piétons de circuler ou « stationner sans nécessité sur la chaussée » date de 1926 pour Lyon. L’historien éclaire les coulisses des recherches de solution au trafic qui tourneront progressivement à l’avantage des automobilistes, particulièrement entre 1920 et 1950 (chap. 2). Il détaille le déclin du tram jusqu’à sa disparition relativement tardive à Lyon (1957). Sans crier à la conspiration du lobby automobile, il me semble que l’auteur ne prend pas toujours suffisamment en compte le caractère situé (derrière le pare-brise) de la vision des ingénieurs et une partie des élus. Il en a bien conscience lorsqu’il détaille la question des statistiques (absence chronique de chiffres concernant les piétons), moins lorsqu’il reprend tels quels des discours dévalorisant le tram « jugé obsolète et peu efficace » (p. 43). Il serait ici intéressant de mieux saisir le groupe social des ingénieurs à l’influence si importante – l’auteur le montre bien – sur les choix politiques, quels sont leurs liens avec l’Automobile Club du Rhône, sont-ils propriétaires d’auto ? Comme le montre Baldasseroni, dès l’entre-deux-guerres le confort de l’automobiliste prime sur les autres préoccupations (insécurité, bruit, vibrations, etc.) même si certaines nuisances seront supprimées, à l’instar de la poussière. Dans ce chapitre passionnant, l’auteur met en avant l’ « impuissance des pouvoirs publics » (p. 54) dans la lutte contre ces nuisances. Les divisions sectorielles pointées par l’auteur ne l’expliquent pas complètement, elle est aussi favorisée par le traffic engineering venu des USA, dont les premières chaires européennes sont financées par l’industrie automobile (Steve Bernardin, La fabrique privée d’un problème public. La sécurité routière entre industriels et assureurs aux États-Unis, Thèse de doctorat, 2014, Paris 1, Sciences politiques). L’auteur met en avant ce déséquilibre même si des études empiriques mériteraient d’être menées, par exemple en effectuant une prosopographie, ou avec une approche plus socio-historique. La marginalisation touche aussi les cyclistes. Le déclin du Touring Club de France qui finançait des pistes cyclables contribue à la disparition de ces dernières (p. 58). Si la rue est ainsi de plus en plus pensée comme une route (chap. 3 : 1920-1950), la répartition des compétences a une influence sur la prise en compte ou non des préoccupations des nuisances que ce changement implique. Les pages sur le goudronnage sont particulièrement intéressantes. Insufflée par l’inspecteur général des Ponts et chaussées (par ailleurs secrétaire général de l’Association internationale des congrès de la route), la politique nationale de goudronnage montre que le confort de l’automobiliste et l’impératif de « modernité » l’emporte sur des considérations matérielles et d’efficience : le bitume a alors une durée de vie de 5 ans, contre environ 20 ans pour les pavés. L’auteur ne peut que frôler la question des conséquences de l’assimilation de la rue à la route sur les non motorisés (rescindement des trottoirs, barrières pour empêcher les piétons de traverser, etc.), groupe parfois défendus par les conseils municipaux, à l’échelle très locale. L’assignation uniquement automobile aux bas-ports de Lyon est combattue par la municipalité comme par certains milieux commerçants. Ainsi, la motorisation est moins linéaire qu’il n’y parait. Elle aurait pu marquer encore plus le paysage urbain sans la résistance de groupes locaux attachés au patrimoine ou soucieux de celles et ceux qui marchent dans la ville. Car la ville demeure parcourue à pied dans toute la période étudiée et nécessite l’aménagement de mobilier urbain, des urinoirs aux kiosques, en passant par les bancs (chap. 4). Des recherches récentes en histoire urbaine mettent d’ailleurs en avant la persistance de la marche alors que tout a été fait dans les sociétés occidentales pour qu’elle disparaisse (Colin Pooley et alii, “Introduction: historical perspectives on pedestrians and the city”, Urban History, n° 48/2, 05.2021, p. 204‑210). Cette persistance montre, et c’est la conclusion de la première partie, que les rejets des usages de la rue autres que motorisés n’aboutissent jamais tout à fait.

La deuxième partie « l’éclatement de la rue » s’ouvre sur ces années 1950, pleines de contradictions. Elles correspondent d’une part à la fin de la logique uniquement automobile chez les planificateurs, aux inaugurations de projets très autocentrés, à l’enterrement des flux piétons et à des mobilisations sinon environnementales, au moins sensibles aux destructions et nuisances que les grands projets routiers engendreraient. Il y a de fait un décalage entre les principes (fonctionnalistes) et les réalisations (chap. 5). L’auteur montre que le principe de dalle et de séparation verticale du trafic impulsé entre autres par le célèbre rapport britannique Buchanan (1963), s’il a été appliqué dans les quartiers nouveaux (Part-Dieu), n’a que peu d’influence sur les projets urbains entre 1950-1970. Beaucoup plus concrètes sont les subventions du ministère de la Reconstruction et de l’urbanisme (1944) et le fond spécial d’investissement routier (1951) qui privilégient la motorisation de la ville et les passages souterrains pour piétons (à l’exemple de la Guillotière), ainsi que l’espacement des possibilités de traverser des axes à pied, comme sur l’axe nord-sud inauguré en 1958, qui prévoit seulement un passage piéton tous les 500 mètres ! Les passages souterrains pour piétons ont été préconisés jusque dans les années 1980, moment de prise de conscience du cortège de nuisances qu’ils apportent à celles et ceux qui les utilisent (escaliers, insécurité). Le principe des autoroutes urbaines (chap. 6) fait beaucoup moins consensus. Décriées par de vastes milieux allant des urbanistes aux collectifs de quartiers, les grosses artères dans la ville sont un peu la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Les « luttes de la rue » émergent dans le sillage des oppositions à ces grands projets menant à une nouvelle prise en compte des besoins des habitants des villes. Entre souci social, patrimonial et commercial, l’auteur qualifie les politiques du « moment piétonnier » (Cédric Feriel, La ville piétonne : une autre histoire urbaine du xxe siècle ?, Paris, 2022) de « reconquête ambiguë », tant les réflexions des aménageurs demeurent imprégnées du transport individuel motorisé (chap. 7). Il démontre que les revendications écologistes sont venues s’ajouter à celles défendant un cadre de vie acceptable et non saturé de voitures, menant à la notion d’espace public (chap. 8).

À la fois très court et très dense, cet ouvrage est une réussite et donnera sans doute de nouvelles impulsions de recherches sur le « partage de la rue ». Elles pourront s’intéresser de plus près au destin piéton et cycliste, aux rapports de pouvoir entre divers groupes sociaux ou encore aux négociations entre acteurs politiques, technicistes et citoyens. Et peut-être porter des nouvelles idées en matière de politique urbaine.

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Cédric Feriel (31 mars 2025). Compte-rendu : Louis Baldasseroni, Pavages, garages, dallages. La rue vue de Lyon, xixe-xxe s (2023). Histoire Urbaine. Consulté le 27 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13lp2


Cédric Feriel

Maître de Conférences en histoire contemporaine Université Rennes 2 / EA 7468 Tempora Groupe de recherche Inventer le Grand Paris

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