Compte-rendu : Brélaz, Lau, Schmidt, Weichlein (ed.), Patters in the History of Polycentric Governance (2024)
Cédric Brélaz, Thomas Lau, Hans-Joachim Schmidt, Siegfried Weichlein (ed.), Patterns in the History of Polycentric Governance in European Cities. From Antiquity to the 21th Century, Oldenburg, De Gruyter, 2024
compte-rendu rédigé par Jean-Luc Fray.
Dans la ligne du mouvement d’importation des concepts venus des sciences économiques et sociales (sociologie, économie politique, gestion), quatre historiens de l’université suisse de Fribourg, intéressés à l’étude des dynamiques des autonomies locales, dirigent un ouvrage collectif dont le propos est, dans une perspective diachronique courant de l’Empire romain au temps présent, d’interroger la place et le rôle des villes européennes dans les formes de « gouvernance polycentrique ».
Le postulat fondamental est que l’autonomie accordée aux communautés locales (telles que les villes, les municipalités et les cités-États) par des autorités centrales plus vastes (telles que les empires, les rois, les seigneurs et les États) est une caractéristique récurrente de l’histoire européenne, de l’Antiquité aux partenariats urbains actuels. Il convenait donc d’explorer les aspects politiques, sociaux et culturels de ce trait dans une mise en perspective comparative.
À cette fin, les promoteurs ont fait leur le concept de « gouvernance polycentrique » – initié par le politologue américain Vincent Ostrom dans les années 1960, puis développé, à partir d’une réflexion sur les « biens communs », par son épouse, l’économiste Elinor Ostrom – concept qui caractérise le système interdépendant de relations entre différents acteurs impliqués dans un processus global, étant entendu que « gouvernance » ne se limite pas à l’action des gouvernements, responsables en matière d’établissement de normes, mais s’étend à tous les acteurs individuels et collectifs, publics ou privés. Cette vision – flirtant avec la « théorie des jeux » qui, mathématicienne à l’origine, mais adoptée par nombre d’économistes, tente de prévoir le comportement des agents économiques en posant que tout agent effectue toujours le choix le plus rationnel – contestait la tendance à magnifier l’efficacité présumée de l’exercice centralisé du pouvoir (« l’appel au Léviathan ») au sein des aires métropolitaines – de plus en plus étendues, populeuses et complexes – des États-Unis de la fin du xixe et de la première moitié du xxe siècle.
Le concept de « gouvernance polycentrique » a ainsi profondément transformé l’économie politique et a eu un impact considérable sur les travaux de ceux des historiens qui travaillaient sur l’histoire de la distribution des biens publics et sur l’établissement des réseaux de commerce et de communication dans les villes contemporaines. Les travaux du couple Ostrom révélaient l’importance des notions d’interaction et d’interdépendance, mais aussi le rôle des facteurs culturels et anthropologiques (communication, rituels, émotions, constitution d’une mémoire collective…) dans l’étude de l’économie politique. Les historiens, de leur côté, apportaient leur analyse d’évolutions constatées sur une plus longue durée et leur sensibilité aux héritages.
L’objectif du volume est de stimuler le débat sur l’usage de cette approche en histoire urbaine, d’utiliser la théorie, en tant que dispositif heuristique, pour l’analyse des « systèmes multicouches » dans lesquels les villes ont été intégrées à différents moments de l’histoire européenne. L’insertion des organismes urbains dans la structure de « gouvernance polycentrique » s’y décline en coopérations, compétitions et conflits. Le propos explore les réseaux et les relations horizontales en leur sein, met en exergue le rôle des individus et groupes sociaux dans le fonctionnement de ce polycentrisme, analyse la capacité à défendre l’identité des composantes et leur place dans le système global.
L’ouvrage est partagé, de façon presque égale, entre les quatre périodes académiques et comporte 14 contributions confiées à 19 universitaires, principalement suisses, français, allemands et britanniques.
Les quatre premiers chapitres sont dédiés à l’étude des rapports de subsidiarité noués entre Rome et les quelques 2 000 cités autonomes – qui constituaient, à la fin du iie siècle, un « Empire polycentrique » à la bureaucratie centrale fort légère, si on la compare à l’organisation impériale chinoise de l’époque et à nos organisations contemporaines – et à la réévaluation du rôle intermédiaire des provinces.
Les trois contributions relatives à la période médiévale analysent respectivement : la volonté et les méthodes d’auto-représentation des gouvernements urbains médiévaux ; la capacité des gouvernements cantonaux suisses des xive, xve et xvie siècles à organiser et contrôler leurs alliances, leurs armées et la conduite de la guerre ; l’insertion de la trajectoire d’un vénitien, l’humaniste, ambassadeur – et, à la fin de sa vie, patriarche d’Aquilée – Ermolao Barbaro (1454-1492), dans le cadre de l’évolution politique de la Sérénissime, laquelle combinait désormais son statut ancien de grande puissance commerciale et navale méditerranéenne avec un investissement ample dans la maîtrise territoriale en l’Italie du Nord et dans les conflits afférents.
Quatre chapitres sont consacrés à la période moderne (Early modern), proclamée par les directeurs de la publication « âge polycentrique ». Sont ainsi analysés les sites (hôtels de ville mais aussi églises paroissiales) et les rites (processions des corps civiques, corporatifs ou paroissiaux ; cérémonies de prestation de serments…), dans une contribution qui, quasiment seule dans le volume, étend heureusement l’étude à la strate des villes moyennes, voire des petites villes. Vient ensuite le questionnement des acteurs et des degrés de la diplomatie des villes hanséatiques aux xviie et xviiie siècles.
Contrastant avec le titre de la partie précédente du volume, les chapitres consacrés à la période contemporaine semblent, en mettant en scène la multiplication d’acteurs nouveaux, suggérer un « désordre polycentrique » : une belle étude, au sujet de la gestion du réseau hydrographique du bassin inférieur du Rhin, de Bâle à la frontière néerlandaise, par les villes, leurs alliances, les deux niveaux de l’État (les principautés, puis les Länder ; l’Empire wilhelmien, puis la République fédérale) et le niveau transnational (les accords internationaux successifs sur le Rhin depuis 1815); suit la mise en avant du rôle des services techniques et de la presse locale dans la prise de conscience par la population de la grande ville anglaise de Leeds de la nécessité d’économiser l’eau au cours des périodes de rareté des années 1920 et 1930, effet de la croissance démographique et économique et des progrès de l’hygiène ; le volume se clôt sur l’étude de l’essor des jumelages transnationaux de villes allemandes dès après la seconde Guerre mondiale, puis du relatif essoufflement du mouvement à partir du début du xxie siècle au profit d’autres formes de collaboration (ainsi les partenariats sur objectifs), tandis que, au niveau global, les populations urbaines pèsent de plus en plus (56 % de la population mondiale résidait dans des villes en 2021) et que se développe une véritable « diplomatie des villes », l’un des facteurs d’érosion de l’ancien monopole westphalien des États-nations sur les relations internationales.
La période révolutionnaire et la première moitié du xixe siècle sont absentes du volume, alors que le contraste entre les débats sur l’organisation fédérale du jeune État américain (ou du confédéralisme suisse) et l’évolution, très vite re-centralisatrice, des régimes français aurait pu alimenter la réflexion sur l’exercice différentiel de la « gouvernance à plusieurs niveaux ». Demeure la richesse du lien entre les études de cas et la conceptualisation, indispensable mais parfois justifiée de manière un peu trop convenue…
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Cédric Feriel (31 mars 2025). Compte-rendu : Brélaz, Lau, Schmidt, Weichlein (ed.), Patters in the History of Polycentric Governance (2024). Histoire Urbaine. Consulté le 27 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13lp3