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Compte-rendu : Marco Conti, Gouverner l’argent public. Finance, fiscalité et écritures comptables à Bologne (2024)

Marco Conti, Gouverner l’argent public. Finance, fiscalité et écritures comptables à Bologne, de la commune du Peuple (1288) à la seigneurie des Visconti (1360), Bordeaux, Ausonius éditions, 2024

 

compte-rendu rédigé par Clément Carnielli

 

L’histoire fiscale et financière est l’une des grandes bénéficiaires des nouvelles approches des écrits pragmatiques. Les arides documents comptables ont été replacés dans une culture documentaire qui, vers le xiiie siècle, devenait commune à la plupart des pouvoirs occidentaux. Compter l’argent, lever un impôt, rendre des comptes, devenaient des opérations essentielles d’un champ capital du gouvernement. Il lui fallait des instruments.

L’ouvrage de Marco Conti, issu d’une thèse soutenue en 2022, propose de suivre le développement conjoint de ces sources et de ce domaine du pouvoir dans l’un des fonds d’archives les mieux conservés pour cette période, Bologne. Non seulement y trouve-t-on des séries de comptabilités sur plusieurs décennies, mais elles se connectent avec les ordonnances dont elles procèdent, les ordres de dépenses qui les charpentent, les listes de bons et mauvais payeurs qu’elles génèrent. Tout le va-et-vient, toutes les boucles de contrôle d’un système documentaire en plus de 200 registres, par lequel on suit l’argent, et on gouverne un peuple. Car l’objet de l’étude, c’est bien celui des logiques et des moyens choisis pour organiser la circulation de l’argent public. Cela veut dire, répondre à une question : qui paie les dépenses de la commune ?

Cela semble une lecture à l’envers, mais c’est bien celle des officiers et des trésoriers à l’époque ; c’est donc aussi celle des études actuelles. M. Conti l’explore sur plusieurs niveaux : la technique comptable, avec ses registres ; le jeu politique ; ses conséquences sociales. La période choisie est féconde de ce point de vue : c’est celle, partout, de l’explosion des dépenses et de l’essor des outils de finance publique ; à Bologne, c’est un moment de grande instabilité politique, courant le long d’un arc classique, de la commune du Peuple à la seigneurie. Deux dynamiques, qui charpentent ce travail. Comment répond-on, dans et par les pratiques documentaires, à une tension financière permanente ? Ces réponses varient-elles d’un régime à l’autre  ?

La première partie pose le cadre, politique et institutionnel. En 1288, la commune du Peuple est affermie, autour des corporations professionnelles et d’un gouvernement collégial. Les guerres extérieures la déstabilisent, conduisant à un raidissement de ce qu’on appelle le Peuple, autour de riches familles guelfes, et d’un premier seigneur, le cardinal Bertrand du Pouget. La commune, un temps restaurée, est supplantée par la seigneurie, d’abord locale avec Taddeo Pepoli (1337), puis étrangère avec les Visconti (1350). Sur cette trame hachée, M. Conti prend soin de souligner les mouvements de fond : l’urgence militaire, qui motive la dépense et la recherche d’ennemis ; la technicité du gouvernement, qui s’entoure d’experts, de conseillers, toujours les mêmes, toujours riches ; la concentration des pouvoirs, par relégation de certains offices, et le contrôle de tous par un cercle de plus en plus restreint. Ces tendances travaillent la commune comme la seigneurie, dont l’opposition est moins pertinente ici que la mise en évidence de la lente désactivation du pouvoir du Peuple de 1288 au profit d’un autre : celui des grandes familles marchandes et banquières qui prêtent, gouvernent et dépensent.

Ce contexte énoncé, la seconde partie nous porte au plus près de la documentation, pour suivre sa logique et son évolution. On suit le circuit de l’argent : on le dépense, on l’enregistre, on le contrôle. À chaque étape ses offices, bien séparés. Leur variété frappe au deux premiers niveaux. Si elle est minime, la dépense est décidée par de multiples offices spécialisés (blé, armes, sel, …) ; si elle est plus importante, par les trois grandes magistratures du régime. Les offices font leurs comptes eux-mêmes. Il existe une trésorerie centrale, mais elle n’est pas l’unique office producteur. Cette logique par office est remplacée, progressivement, par une logique centralisée, pour les offices et la documentation. La trésorerie complexifie ses méthodes : elle conserve ses minutes, mais produits des documents synthétiques ; des techniques permettent une lecture fluide et standardisée : mise en page claire, sommes paginales et globales, typologie fixe. Cela répond bien sûr, depuis l’amont, à un besoin de mieux classer des informations toujours plus nombreuses. Mais surtout, depuis l’aval, à un contrôle de plus en plus serré. Ces registres sont faits pour les yeux des procuratores, puis des difensores averis, des magistrats chargés de vérifier tous les comptes, de relier les ordres de dépenses au paiement effectif, puis à leur enregistrement. C’est là la seconde tendance, jamais démentie dans la période : la multiplication de l’écrit tient à la volonté de mieux contrôler le travail des magistrats, et l’état des finances.

Un tel travail permet une vue d’ensemble des dépenses et des recettes, actualisée tous les semestres. À quoi ressemblent-elles et qu’en faisaient les autorités ? C’est le propos de la dernière partie, qui suit les évolutions des finances bolonaises, tout en essayant de déceler les choix politiques qui les conditionnent. Que paie-t-on ? Le poids de la conjoncture est immense, et explique des variations conséquentes, suivant les guerres et les mauvaises récoltes. Une chose, cependant, ne change pas : les dépenses exceptionnelles pèsent plus de la moitié du total. Ces dépenses ne sont pas financées : le déficit est donc structurel. Qui paie ? L’éventail est large, et ne dépend pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, du régime. On essaie tout, tout le temps : on augmente les taxes à la consommation, qui sont les revenus les plus réguliers ; on lève des impôts directs, plusieurs par an parfois. Et quand on a besoin d’argent vite, on emprunte aux riches citoyens. Des différences existent, mais circonstancielles : on choisit en fonction de la base sociale que l’on courtise, soit une portion plus ou moins grande du Peuple. La variation, c’est la proportion des citadins protégée du prélèvement. Cette politique éclectique a une cause très matérielle : l’évitement fiscal est massif, entre un tiers et la moitié des contribuables. On le connaît grâce aux listes de malpaghi (les mauvais payeurs), qui s’allongent sans cesse. Il est difficile de lui donner une valeur, de contestation ou d’incapacité à contribuer. Le fait est que, si l’on savait bien compter l’argent, il était de toute évidence plus difficile de percevoir.

Une autre cause est abordée sans être véritablement affirmée : le déficit, l’urgence, sont des opportunités. La pression fiscale ne touche pas tout le monde de la même façon. Si quelques impôts étaient proportionnels, les citadins riches, bons citoyens, ont été les plus épargnés. En retour, ils prêtaient et, nous l’avons vu en première partie, conseillaient, gouvernaient. Le lien entre le raidissement du régime au profit de riches citoyens, et ce recours croissant à une fiscalité socialement discriminante semble important. Cette fiscalité discriminante s’insère très bien dans la grande stabilité du personnel et des techniques de gestion des comptes. On peut aussi y trouver l’une des sources du besoin croissant de contrôle. On l’a dit, les officiers bolonais ne savent pas bien lever un impôt. Ils savent en revanche très bien évaluer ce qu’il aurait dû rapporter, et en lister les bons et mauvais payeurs. Constater un échec permet de trouver des coupables : les listes de malpaghi (mauvais contribuables) s’insèrent dans les listes de mauvais citoyens (bannis, magnats, citoyens suspects) à l’origine du raidissement du Peuple.

On l’aura compris, cet ouvrage est un excellent cas d’étude, qui démontre l’importance du contexte local pour comprendre la logique des sources. Mais son intérêt porte au-delà de Bologne : dans la compréhension de la logique des comptabilités de la fin du Moyen Âge ; dans leur contingence, voire leur aspect bricolé, face aux contextes politiques locaux ; et donc, dans la part qu’il faut faire entre ce que la rigueur des registres rêve en partie, et les limites que rencontrait, quotidiennement, le gouvernement des finances.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Cédric Feriel (31 mars 2025). Compte-rendu : Marco Conti, Gouverner l’argent public. Finance, fiscalité et écritures comptables à Bologne (2024). Histoire Urbaine. Consulté le 27 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13lp4


Cédric Feriel

Maître de Conférences en histoire contemporaine Université Rennes 2 / EA 7468 Tempora Groupe de recherche Inventer le Grand Paris

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