Compte-rendu : Catherine Lanoë, Les ateliers de la parure. Savoirs et pratiques des artisans en France. xviie-xviiie siècles (2024)
Catherine Lanoë, Les ateliers de la parure. Savoirs et pratiques des artisans en France. xviie-xviiie siècles, Ceyzérieu, Champ Vallon (Époques), 2024, 280 p.
compte-rendu réalisé par Lucie Roudergues
Gants, perruques et éventails, longtemps relégués au rang d’accessoires de mode et à ce titre peu étudiés, forment la matière de cet ouvrage dense et stimulant, issu du dossier d’habilitation soutenu par Catherine Lanoë en 2024. Plutôt qu’une histoire culturelle de la mode ou du luxe que semblent appeler ces objets, l’autrice propose d’opérer un basculement et de partir de l’analyse des techniques de production pour éclairer, dans un second temps, leurs dimensions intellectuelles, culturelles et économiques. Le terme de « parure » choisi dans le titre est programmatique : il s’agit de libérer ces objets de l’enchâssement de discours, littéraires, commerciaux ou philosophiques, qui les surdéterminent pour les replacer, dans une perspective ethnographique assumée, au sein d’un continuum qui embrasse dans un seul mouvement l’intention productrice, les circulations commerciales et les usages socio-culturels.
Loin de se cantonner à une description des usages ou des formes, l’autrice plonge au cœur des procès de production et décortique les chaînes opératoires, les gestes nécessaires à la fabrication, les échanges de produits, finis ou semi-finis. Les quatre villes choisies, Paris, Grasse, Vendôme et Toulouse, offrent un cadre privilégié pour observer les circulations des marchandises qui se déploient à l’échelle du royaume. Les relations que les pôles urbains de production et de consommation entretiennent entre eux et avec les campagnes environnantes font l’objet d’une attention fine. En revanche, la dimension géospatiale de la production intra-urbaine reste marginale dans l’analyse. L’ouvrage ne comprend par exemple aucune carte et la réflexion sur l’implantation des différents types d’activité reste volontairement à l’arrière-plan pour se concentrer sur l’organisation interne des lieux de travail, boutiques et ateliers.
Pour opérer le renversement de perspective qu’elle appelle de ses vœux, l’autrice s’appuie sur des sources renouvelées. Le corpus traditionnel issu des textes réglementaires des corporations, des grandes entreprises de classification des métiers du xviiie siècle, de la presse de mode ou des représentations littéraires est mis à distance. Catherine Lanoë préfère mobiliser en première intention des documents souvent négligés. Les collections muséales sont ici utilisées avec bonheur et originalité : considérés comme des artefacts archéologiques, les gants, perruques et éventails sont observés, mesurés, voire retournés grâce à des contacts noués avec des conservateurs de musées, pour mettre au jour les procès de fabrication qui leur ont donné naissance. Les reproductions de divers objets évoqués sont choisies avec soin, non tant pour leurs qualités esthétiques, indéniables au demeurant, que pour leur valeur heuristique. La lecture minutieuse des actes de la pratique, issus des inventaires après décès, livres de compte ou bilans de faillites, ouvre les portes des boutiques et ateliers urbains et laisse entrevoir la richesse de l’univers technique du système de production de la parure, au plus près de ceux et de celles qui les fabriquent. Les artisans apparaissent en effet comme les acteurs décisifs des transformations de la culture des apparences de la modernité, à rebours de l’image longtemps dominante et aujourd’hui remise en cause d’un monde artisanal cloisonné, rétif à l’innovation et dépourvu de toute forme de savoir spécifique1. Ce parti pris transparaît dans le foisonnement de cas particuliers qui révèlent l’extraordinaire diversité des acteurs de la production de la parure. Les ouvrières, tresseuses, peinteresses ou brodeuses, font l’objet d’une attention toute particulière qui nourrit un dialogue fécond avec les historiennes du travail féminin2.
Les six chapitres qui forment le corps de l’ouvrage organisent une progression pédagogique. Le premier s’attache à présenter les caractéristiques techniques des gants, perruques et éventails pour mieux identifier leurs fonctions sociales. Entre le xvie et le xviie siècle, les objets de la parure participent à la dynamique de codification des apparences des courtisans qui alimente, sans s’y résumer, les règles de l’étiquette. La finesse des cuirs, la qualité des peintures, la vivacité des couleurs ou la forme des perruques forment le support matériel d’une culture visuelle et olfactive en construction. Le système curial de la parure repose en effet aussi sur l’usage de parfums qui imprègnent les gants et les feuilles d’éventail et dont la chaine de production s’étend notamment jusqu’aux centres spécialisés de Grasse ou de Vendôme. Au siècle suivant, les objets de la parure donnent lieu à d’infinies variations matérielles qui relèvent de l’économie de la diversité dont les villes sont le théâtre privilégié. Le deuxième chapitre pénètre les ateliers de production et établit l’existence d’un milieu technique, caractérisé par des échanges horizontaux qui dépassent le cadre corporatif et dont la fluidité est assurée par la constitution d’une épistémê artisanale longtemps occultée par la culture savante des Lumières. La « culture opératoire » (p. 72) partagée par les artisans urbains repose sur le découpage de la production en séquences : à chaque opération correspondent des gestes, lieux et outils spécifiques qui favorisent le recours à la sous-traitance, à des prestations de travail croisées et à la circulation de produits semi-finis. Les quatre chapitres suivants isolent chacun un aspect de la production. L’essor rapide de la fabrique de la perruque est analysé de façon novatrice (chap. 3), de même que les procédés mécaniques et chimiques de traitement des matières organiques (chap. 4) tandis que les techniques de peinture, pliage et montage des feuilles d’éventail, à l’intersection entre art et industrie, occupent le chapitre cinq. Enfin, le chapitre six met en avant les gestes et savoirs liés aux assemblages. Qu’il s’agisse de coudre ou de broder des gants, de monter les éventails ou des perruques « en kit » (p. 210), les procédés employés favorisent une accélération et une intensification de la production qui repose dans une large mesure sur le travail féminin. Aux marges des corporations, des milliers d’ouvrières mettent à profit l’extensivité de leurs compétences techniques, liées au socle des savoirs de la couture, pour coudre, broder ou assembler. Qu’elles travaillent à domicile ou dans un atelier, ces travailleuses rémunérées à la pièce sont dans une situation de subordination face aux donneurs d’ordres. La sous-traitance de multiples tâches aux tresseuses par les perruquiers alimente un processus d’exploitation qui fait l’objet d’un développement convaincant (p. 224-228). Les femmes n’en expriment pas moins leur agentivité et s’emparent des possibilités ainsi ouvertes pour accéder à la sphère économique. Une culture professionnelle féminine apparaît, qui se prolonge dans l’industrie vestimentaire du xixe siècle.
Par cet ouvrage Catherine Lanoë jette un regard nouveau sur les articles de parure que sont les gants, perruques et éventails. Ce faisant, elle pose des jalons et ouvre des pistes prometteuses pour approfondir la compréhension du monde de l’artisanat urbain des xviie et xviiie siècles.
1. Liliane Hilaire-Pérez, La pièce et le geste. Artisans, marchands et savoirs techniques à Londres au xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 2013 ; Mathieu Marraud, Le pouvoir marchand. Corps et corporatisme à Paris sous l’Ancien Régime, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2021.
2. Clare Haru-Crowston, Fabricating Women. The Seamstress of Old Regime France, 1675-1791, Durham and Londres, Duke University Press, 2001 ; Anne Montenach and Deborah Simonton (ed.), Female Agency in the Urban Economy, Gender in Europeans Towns, 1640-1830, London-New York, Routledge, 2013.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Cédric Feriel (31 mars 2025). Compte-rendu : Catherine Lanoë, Les ateliers de la parure. Savoirs et pratiques des artisans en France. xviie-xviiie siècles (2024). Histoire Urbaine. Consulté le 27 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13lp6