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Compte-rendu : Solène Rivoal, Les marchés de la mer. Une histoire sociale et environnementale de Venise au XVIIIe siècle (2022)

Solène Rivoal, Les marchés de la mer. Une histoire sociale et environnementale de Venise au XVIIIe siècle, Rome, Publications de l’École française de Rome, 2022, 616 p.

 

Compte-rendu rédigé par Pauline Rocca

 

Si la vocation maritime de la République de Venise a souvent été mise en avant, dans les mythes fondateurs de la ville comme dans l’historiographie, aucune étude d’ensemble de l’économie halieutique de la cité lagunaire à l’époque moderne n’existait jusqu’ici. L’ouvrage de Solène Rivoal, tiré de sa thèse de doctorat soutenue en 2018, comble cette lacune en appréhendant de manière globale le système d’approvisionnement de la Sérénissime et de ses 140 000 habitants en produits de la mer (poisson, coquillages, crustacés) au xviiie siècle. Cette démarche originale fait entrer le lecteur dans la ville par une ressource spécifique, le poisson.

Relevant à la fois de l’histoire environnementale, sociale et économique mais aussi institutionnelle et politique, ce travail se concentre sur le xviiie siècle, relativement délaissé par l’historiographie. Entre l’instauration d’un inquisiteur sur les vivres enquêtant sur les fraudes alimentaires en 1715 et la prise de Venise par les troupes françaises en 1797, les zones de pêche et les circuits de ravitaillement de la cité changent d’échelle, débordant de la lagune (le Dogado) vers les territoires adriatiques (Istrie et Dalmatie). Sous l’influence des nouvelles théories physiocratiques et libérales, la réorganisation de l’approvisionnement entraîne une rupture progressive des relations entre autorités vénitiennes et travailleurs de la mer, dont les activités sont plus strictement encadrées.

La vaste documentation mobilisée dans cette étude provient largement des magistratures urbaines, notamment la Giustizia Vecchia, dont l’autrice a réalisé un dépouillement systématique. La réunion d’un corpus inédit de sources judiciaires, révélatrices des mécanismes de communication entre magistrats et communautés de pêcheurs et de poissonniers, constitue un des grands apports du livre, de même que l’attention minutieuse portée aux sources cartographiques, iconographiques et matérielles. À travers un traitement qualitatif et quantitatif de la documentation, Solène Rivoal offre ainsi un panorama approfondi et dynamique des marchés de la mer vénitiens.

L’étude se structure en trois grandes parties, la première étant consacrée à une biographie du poisson et de ses circuits, la deuxième à l’organisation des communautés de pêcheurs et de poissonniers et la troisième à la reconfiguration de leurs interactions avec les autorités vénitiennes, ainsi qu’à ses conséquences. Le premier mérite de l’ouvrage est de montrer la place essentielle occupée par la pêche à Venise. Solène Rivoal s’inscrit dans le courant historiographique actuel qui étudie les ressources halieutiques de manière globale, comme révélatrices de « configurations professionnelles, économiques, sociales, écologiques et institutionnelles originales, qui intéressent aussi bien l’histoire du travail que celle des subsistances » (p.17).

À Venise, le poisson est conçu à la fois comme un bien commercial, une denrée alimentaire massivement consommée et une ressource dont il faut garantir le renouvellement. Le système de gestion des produits de la mer par les autorités vénitiennes, appelé materia del pesce à partir de 1715, correspond à des circuits spécifiques dont l’autrice restitue la distribution spatiale, à commencer par les lieux de production, entre les valli da pesca – des exploitations d’élevage qui s’agrandissent au cours du siècle –, le reste de la lagune où se pratique une pêche « libre » (pesca vagantiva) et les terrains adriatiques. La matérialité des activités, les innovations techniques (par exemple les filets traînants) et les conflits d’usage qu’ils suscitent sont finement décrits. Quittant les zones de pêche, l’autrice suit la distribution du poisson en ville, de sa vente officielle au palo où un droit d’entrée (dazio) est prélevé, aux halles et étals de poissonniers, ou bien informelle dans d’autres points de la ville, sans oublier les lieux de consommation, comme le monastère San Giorgio Maggiore. En réévaluant le rôle de la pêche dans les échanges économiques locaux des possessions vénitiennes, l’autrice nuance ainsi l’idée ancienne d’une décadence économique et politique de l’État vénitien à la fin de l’époque moderne. Le contrôle accru des magistrats sur la materia del pesce au cours du xviiie s. révèle aussi la dimension politique de l’approvisionnement. Si le discours officiel présente le Dominio da Mar comme un réservoir de ressources halieutiques subordonné à Venise et à son autosuffisance, Solène Rivoal remet en cause ce modèle centre-périphérie en montrant que les acteurs locaux, par leurs pratiques et leurs initiatives, conservent une part d’autonomie dans la gestion du poisson.

En plus de connecter des espaces, le poisson est envisagé comme « un objet qui relie des institutions, des pêcheurs, des poissonniers et des consommateurs » (p.15), une « marée d’acteurs » (p. 265) du système d’approvisionnement saisis dans leurs interactions, en contact avec les produits de la mer. La deuxième partie de l’ouvrage offre une vision fouillée du fonctionnement des communautés de pêcheurs et de leur évolution, en particulier la corporation des Nicolotti en concurrence avec les pêcheurs de Chioggia, ainsi que les Compravendi pesce, anciens pêcheurs devenus poissonniers. L’organisation du travail au sein de la materia del pesce, tout comme les relations complexes entre pêcheurs et poissonniers, entre rapports hiérarchiques et conflictuels mais aussi forte solidarité et liens interpersonnels, sont analysées en profondeur. En examinant les associations professionnelles et les rapports entre collectifs et individus, Solène Rivoal contribue aux discussions actuelles en histoire du travail. À travers l’ancrage résidentiel et professionnel des travailleurs dans la ville et la matérialité des interactions avec le poisson, elle renouvelle aussi le regard sur le popolo, une composante relativement méconnue de la société vénitienne. Le livre propose ainsi une histoire sociale vivante et incarnée de savoirs et pratiques ordinaires, de l’habiter et du quotidien dans une ville d’Ancien Régime 1.
Les interactions entre gouvernants et acteurs professionnels dévoilent par ailleurs les mutations à l’œuvre dans le monde du poisson au xviiie s. Alors que les pêcheurs, forts d’une expertise tirée de leurs savoirs pratiques, participaient à une gestion concertée de la ressource halieutique, les autorités cherchent de plus en plus à contrôler leurs activités, notamment par le biais d’inquisiteurs (entre 1707 et 1715) et la multiplication des procédures judiciaires – un changement qui s’observe aussi pour les Compravendi pesce. La troisième partie du livre expose comment le passage d’un système reposant sur la négociation à un système vertical, basé sur l’imposition de lois, restreint la capacité d’action et l’importance des communautés professionnelles. Progressivement délaissées au profit d’une gestion plus globale du poisson, fondée sur des savoirs théoriques, techniques et savants, ces communautés tendent à se folkloriser durant la seconde moitié du xviiie s., bien qu’elles ne cessent de défendre leur légitimité en revendiquant l’ancienneté de leur existence.

Si l’autrice invite à prolonger certaines pistes de recherche, au prisme des archives slovènes et croates ou de l’Archivio patriarcale pour enrichir la connaissance des circuits d’approvisionnement en Adriatique ou des communautés de pêcheurs du Dogado, les perspectives stimulantes dessinées par cet ouvrage ne manqueront pas d’inspirer les chercheurs et chercheuses par son approche inédite de Venise à partir de la ressource halieutique.

 

 

1_Une « histoire sociale du quotidien à partir d’une denrée consommée massivement, dans les pratiques ordinaires » (p. 21). Une perspective également adoptée par Claire Judde de La Rivière dans son ouvrage consacré à l’ordinaire des savoirs dans la Venise renaissante (L’ordinaires des savoirs. Une histoire pragmatique de la société vénitienne (XVe-XVIe siècle), Editions de l’EHESS, 2024).


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Cédric Feriel (31 mars 2025). Compte-rendu : Solène Rivoal, Les marchés de la mer. Une histoire sociale et environnementale de Venise au XVIIIe siècle (2022). Histoire Urbaine. Consulté le 27 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13lpa


Cédric Feriel

Maître de Conférences en histoire contemporaine Université Rennes 2 / EA 7468 Tempora Groupe de recherche Inventer le Grand Paris

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