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compte-rendu : Suzanne Rochefort, Vies théâtrales. Le métier de comédien à Paris entre Lumières et Révolution (2024)

Suzanne Rochefort, Vies théâtrales. Le métier de comédien à Paris entre Lumières et Révolution, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2024, 552 p., 29 euros

 

Compte-rendu rédigé par Marie Bouhaïk-Gironès

 

L’histoire des acteurs et des actrices est un champ de recherche en pleine effervescence. La contribution de l’historienne Suzanne Rochefort avec son livre Vies théâtrales. Le métier de comédien à Paris entre Lumières et Révolution s’y révèle capitale. L’ouvrage renouvelle en profondeur l’historiographie sur le métier de comédien au XVIIIe siècle en proposant une enquête très aboutie menée par le prisme de l’histoire du travail tout en dépassant les approches classiques sur la professionnalisation. L’enquête se concentre sur la ville de Paris en raison de la richesse des sources qui permettent d’explorer la complexité des situations offertes à l’historien. La période d’étude s’étend de 1740 à 1799 afin de prendre en considération les ruptures et les continuités provoquées par la libéralisation des théâtres en 1791. Avant cette date, les monopoles structurent très fortement le paysage spectaculaire parisien. En bonne méthode, l’historienne signale les biais et les effets de sources. Les archives de la Comédie-Française sont très bien conservées alors que pour la Comédie Italienne, nous ne possédons plus que des registres d’assemblées. Aucun document interne n’est conservé pour les théâtres des boulevards. Ce sont donc les archives de la police, de la justice ainsi que la presse qui permettent de saisir au mieux leur fonctionnement. L’ouvrage entend caractériser les évolutions structurelles de la pratique rémunérée du théâtre en saisissant des individus au travail. L’historienne montre comment une activité s’institue en permettant une activité rémunérée à titre principal à des individus qui acquièrent des savoir-faire, constituent des pratiques et forment une identité propre au groupe professionnel, dans une démarche s’inspirant à la fois de la sociologie interactionniste et de l’histoire pragmatique. Attentive à la capacité d’agir des comédiens et des comédiennes au XVIIIe siècle, l’historienne fait émerger leurs voix en examinant également leurs correspondances conservées à la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française.

Version remaniée d’une thèse de doctorat, l’ouvrage se structure en trois parties. La première s’engage dans l’analyse des statuts d’exercice du métier, du marché du travail et de la formation des comédiennes et des comédiens. Un double marché du travail parisien se dessine alors, entre sociétariat et salariat. D’un côté, il y a les grands théâtres possédant des monopoles accordés par le roi, la Comédie-Française, la Comédie Italienne et l’Opéra, qui procurent des revenus importants aux acteurs. De l’autre, le monde issu du théâtre de foire, avec les théâtres du boulevard du Temple et ceux proches du Palais-Royal. Ces théâtres émergent dans la décennie 1780 et embauchent par contrat des acteurs non privilégiés dont les revenus peuvent néanmoins atteindre jusqu’à 5 000 livres annuels pour les plus chanceux. L’autrice souligne que si une hiérarchie de prestige existe en faveur des acteurs privilégiés, leurs salaires ne sont pas nécessairement à la hauteur. Les sources policières ont été abondamment consultées pour réaliser cette étude. Les processus de recrutement et de circulation des comédiennes et des comédiens, les négociations des conditions de travail, les conflits et les opportunités de carrière, ainsi que l’encadrement policier du métier, les pratiques de régulation et le développement du salariat ont notamment été étudiés. La formation au métier, sans voie unique, se déploie non plus seulement dans le cadre traditionnel de l’apprentissage au sein d’une structure de métier hiérarchisée entre un maître et son élève apprenti tel qu’il existe depuis le Moyen Âge mais aussi sous la forme de leçons particulières données par des comédiens privilégiés ou au sein de la première et éphémère École Royale Dramatique.

La deuxième partie reconstruit le temps long de la performance des comédiennes et des comédiens, de la longue préparation en amont de la représentation jusqu’aux prolongements médiatiques dans la presse qui commente et décortique leurs performances d’acteurs. Au long du XVIIIe siècle, le théâtre occupe une place croissante dans une presse elle-même en expansion. Dans les journaux, les comptes rendus de prestation des « débuts » d’une comédienne ou d’un comédien postulant à l’entrée dans un théâtre permettent d’apprécier les critères d’évaluation de la qualité de leur jeu. Aux critères issus de la rhétorique, comme la voix, le débit, la prononciation, la diction, la critique ajoute des appréciations sur l’habitude de la scène, la sensibilité, l’âme, la vivacité et l’intelligence du jeu, le feu, le naturel et la vérité. L’analyse des lettres qu’ils échangent permet à Suzanne Rochefort de dévoiler des récits émouvants sur les conditions de travail des comédiens et des comédiennes. Elle offre des pages sensibles sur leur perception de leur propre corps comme outil de travail, ainsi que sur les maladies professionnelles auxquelles ils sont confrontés, telles que la fatigue extrême, les maux d’estomac ou l’extinction de la voix. Ce corps public de l’acteur, qui appartient autant à ses partenaires de jeu qu’au public, est mis en lumière par le comédien Larive quand il exprime dans une lettre que le repos prescrit par son médecin pour soigner son mauvais état de santé général irait à l’encontre de l’intérêt de ses camarades avec qui il joue. Toute absence pèse en effet sur la programmation et le fonctionnement d’une société de comédiens peut nécessiter le sacrifice de la santé de ses membres. Cette dépossession de soi-même est encore visible quand le comédien Sénépart note dans son carnet que le public ne pardonne pas les histoires d’amour entre comédiennes et comédiens qui le privent d’un objet de fantasmes.

La troisième partie s’attache au regard que le public pose sur le métier, aux questions de reconnaissance de celui-ci et aux ambivalences d’une identité autant valorisée que discréditée par l’infâmie qui pèse toujours sur les comédiennes et comédiens. L’autrice revient sur quelques cas d’excommunication. La naissance de l’artiste-citoyen à la Révolution et l’élargissement des compétences sociales reconnues au métier d’acteur permettent une meilleure intégration des comédiens et comédiennes à la société. Signe de cette évolution, l’apparition dans les sources à partir de 1792 des termes « artiste dramatique », « artiste théâtral » ou « artiste en spectacle », utilisés alors pour désigner les peintres par exemple. L’idéal d’un métier civique relevant du service public se dessine alors.

Le titre de l’ouvrage est un hommage à ceux qui consacrent leur vie au théâtre. Suzanne Rochefort allie à la rigueur de son enquête à une manière délicate de rendre compte également des trajectoires individuelles des acteurs et des actrices et de saisir la singularité du parcours de chacun.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Cédric Feriel (6 mai 2025). compte-rendu : Suzanne Rochefort, Vies théâtrales. Le métier de comédien à Paris entre Lumières et Révolution (2024). Histoire Urbaine. Consulté le 21 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13vdg


Cédric Feriel

Maître de Conférences en histoire contemporaine Université Rennes 2 / EA 7468 Tempora Groupe de recherche Inventer le Grand Paris

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