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Compte-rendu : Élodie Oriol, Vivre de la musique à Rome au xviiie siècle (2021)

Élodie Oriol, Vivre de la musique à Rome au xviiie siècle, Rome, École française de Rome, 2021, 578 p.

 

Compte-rendu rédigé par Youri Carbonnier

 

Version légèrement remaniée de la thèse d’Élodie Oriol, ce solide ouvrage constitue une étude aussi complète que possible du monde des musiciens romains au xviiie siècle. Il ne s’agit pas d’une histoire de la musique à Rome, mais bien d’une étude sociale et professionnelle de ceux (et, dans une moindre mesure, celles) qui font métier de la musique. Marchant sur les traces de Jean Lionnet qui avait étudié la musique à Rome au siècle précédent, Élodie Oriol écrit l’histoire d’un groupe socio-professionnel, s’inscrivant avant tout dans l’historiographie des professions, au-delà des cadres corporatifs. Il est vrai qu’à Rome (comme ailleurs, au demeurant), les activités musicales ne sont que partiellement structurées en corps. La confrérie des musiciens de Sainte-Cécile organise les musiciens au service des églises (à l’exception de la Chapelle pontificale), mais nombreux sont ceux qui exercent leurs talents en dehors de la sphère religieuse : chez les particuliers ou dans les théâtres. Les porosités et les mobilités entre ces mondes, de même qu’entre les différentes facettes des métiers de la musique, ont incité Élodie Oriol à mener une étude globale, à l’échelle de la ville de Rome (et même un peu au-delà), sans se limiter à une institution ou à un type d’activité musicale. Pour ce faire, elle a écumé des fonds d’archives nombreux, disséminés entre presque autant de dépôts, l’une des sources les plus extraordinaires étant constituée par les états des âmes (stati delle anime) qui fournissent l’adresse, la composition familiale et parfois la profession des individus, permettant de faire émerger des liens de voisinage, à compléter par le recours aux registres paroissiaux et aux actes notariés. Grâce à ce matériau varié, l’étude embrasse l’essentiel de la vie musicale romaine, parfois de façon fragmentaire, toujours d’une manière suggestive et riche en informations, ne laissant aucun aspect réellement de côté.

Le propos s’organise en trois parties. La première partie plante le décor : elle invite à la visite des nombreux lieux romains où résonne la musique, établissant une topographie musicale de Rome. Le premier chapitre entraîne le lecteur à la découverte des églises qui entretiennent une chapelle de musique fixe ou qui proposent des cérémonies en musique. On y découvre les effectifs permanents, mais aussi le recours systématique à des musiciens gagés externes lors des musiques extraordinaires. Des règles strictes restreignent progressivement la possibilité d’exercer hors des églises, en particulier dans le domaine profane, développé dans les deux chapitres suivants. La variété des lieux de musique dans la ville apparaît clairement dans le chapitre 2 : concerts sur les rues et les places (avec des effectifs parfois impressionnants et des dispositifs scéniques élaborés), pour lesquels la place d’Espagne joue un rôle privilégié, du fait de la proximité des institutions françaises et espagnoles, mais aussi des possibilités offertes par le théâtral escalier de la Trinité des Monts. L’organisation complexe des deux groupes de musiciens municipaux est particulièrement bien traitée, à travers des exemples éloquents, comme tel surnuméraire qui doit attendre trente ans pour jouir d’une rémunération complète ! Comme dans toute capitale européenne, la musique participe à l’activité diplomatique, mais, au-delà des festivités qui marquent les grands événements, chaque ambassadeur organise une vie mondaine qui mobilise chanteurs (et chanteuses : une des rares occasions pour elles de se produire à Rome) et instrumentistes. Les musiciens eux-mêmes organisent parfois des concerts à leur domicile. Une douzaine de théâtres, enfin, accueillent toutes sortes de spectacles en musique, selon le degré de tolérance du pontife en exercice. Certains papes se montrent en effet plus ouverts que d’autres, qui limitent drastiquement les activités théâtrales au temps du carnaval. L’absence de chanteuses constitue une constante sur les scènes romaines, situation dont Élodie Oriol décortique la complexité et souligne les origines obscures, aucune réglementation pontificale n’ayant pu être retrouvée à ce propos. Ce troisième chapitre s’achève sur une présentation des différents modes de gestion de spectacles : patronage aristocratique, activité des impresarii ou constitution de sociétés d’artistes.

La deuxième partie entraîne le lecteur à la rencontre des musiciens, pris en groupe ou individuellement. Répartition des foyers de musiciens dans l’espace romain, structures familiales, relations entre musiciens ou entre ceux-ci et leurs protecteurs sont étudiées à partir de données de recensements, des stati delle anime ou d’actes notariés, en particulier des testaments, tandis qu’une trentaine d’inventaires après décès ouvrent les portes de l’intimité familiale. Le chapitre aborde également les musiciens d’origine étrangère, majoritairement ibériques, d’Europe centrale ou des Pays-Bas. Parmi ces derniers se distingue le Liégeois André-Modeste Grétry, dont les mémoires viennent, tout au long de l’ouvrage, illustrer maints aspects de la vie musicale à Rome. Au chapitre 5, sont étudiés les aspects les plus matériels du métier : recrutement et rémunérations. On retrouve les employeurs du premier chapitre, qui usent d’autant de pratiques différentes pour recruter, durablement ou pour une saison. À la Chapelle pontificale, un concours exigeant permet aux chanteurs en place de choisir leurs nouveaux collègues, alors qu’à la Cappella Giulia (ensemble cantoral de la basilique Saint-Pierre), le maître de chapelle préside un jury restreint qui délibère autant sur les auditions que sur des dossiers individuels, déroulant le parcours antérieur des candidats. Saint-Jacques-des-Espagnols permet d’analyser le recrutement du maître de chapelle, par un jury de maîtres éminents, convoqués dans d’autres villes italiennes. Avec les engagements menés pour les familles aristocratiques (ici, les Borghese et les Caetani), le plus souvent par un musicien de confiance déjà au service de la famille, s’ouvre une fenêtre sur le recrutement de chanteuses. Les emplois sont, de toute évidence, moins pérennes que dans les chapelles musicales. Cette situation est encore plus nette au théâtre Alibert, puisque les engagements (qui mettent en branle des réseaux d’intermédiaires dans toute la Péninsule) sont menés pour chaque saison, voire pour une série de spectacles donnés. C’est aussi au théâtre que les rémunérations, âprement négociées, sont les plus irrégulières : elles favorisent les chanteurs vedettes et « négligent tout le reste », selon Grétry. Les chapelles musicales présentent au contraire une certaine homogénéité salariale interne, alors que, bien entendu, les membres de la Chapelle pontificale se distinguent par leurs émoluments bien supérieurs à leurs homologues des autres chapelles. Certains chanteurs multiplient les engagements ponctuels pour augmenter leurs revenus. Enseigner, composer ou copier de la musique peuvent constituer plus qu’un revenu d’appoint, ce dernier prenant parfois la forme d’une activité artisanale, commerciale ou administrative. La pluriactivité musicale sert également la construction d’une carrière (chapitre 6) : se produire en plusieurs lieux, à l’église comme sur la scène, ouvre progressivement les portes de la notoriété, y compris aux yeux du public, particulièrement exigeant et connaisseur dans la Ville éternelle, et contribue à obtenir protections illustres (à Rome, les protecteurs sont généralement des cardinaux) et places toujours plus en vue et plus rémunératrices. Élodie Oriol présente ainsi quatre parcours de musiciens qui gravissent les échelons de la notoriété, en servant à la fois musique profane et musique religieuse. Le cas de Giovanni Battista Costanzi, aujourd’hui bien oublié, est particulièrement éloquent : violoncelliste brillant, il compose pour le théâtre public comme pour les aristocrates et fait jouer ses protecteurs revêtus de pourpre (dont certains, comme le cardinal d’York, sont ses élèves) pour obtenir la direction de plusieurs chapelles musicales, jusqu’à prendre la tête de la Cappella Giulia, l’une des plus prestigieuses et des plus lucratives. Présenter avec succès une composition grandiose à Rome apparaît à beaucoup comme un moyen d’asseoir sa réputation : l’exemple de la Messe à 48 voix de Gregorio Ballabene illustre à merveille ce processus, ainsi que les embûches qu’il faut traverser pour recueillir la reconnaissance du public et des autres musiciens. La renommée de certains musiciens romains les entraîne au-delà des frontières, où tout ce qui vient d’Italie est favorablement accueilli et grassement payé. La cour du Portugal recrute ainsi une vingtaine de Romains tout au long du siècle et l’intégralité des chanteurs de l’opéra de la cour, à Berlin, vient d’Italie. Exutoires du nombre excessif de musiciens que produit l’Italie sans pouvoir tous les employer (les chanteuses romaines, dont la carrière est bloquée dans leur ville natale, sont nombreuses à s’expatrier), les cours allemandes offrent en effet des postes stables et mieux rémunérés. C’est ainsi que Jommelli troque sa place d’adjoint de Bencini à Saint-Pierre de Rome contre celle de directeur de la musique à la cour du Wurtemberg.

La dernière partie de l’ouvrage d’Élodie Oriol change d’angle de vue, afin d’analyser les changements qui marquent la profession musicale au cours du siècle. Le chapitre 7 s’appuie sur une documentation souvent trop rare : les écrits des musiciens eux-mêmes. Une dizaine d’épistoliers, dont beaucoup correspondent avec le fameux Padre Martini, à Bologne, ont été convoqués, au-delà d’informations précieuses sur le quotidien d’un musicien à Rome (étudiées dans la seconde partie du chapitre), pour saisir leur regard sur la vie musicale romaine. Avec près de 500 lettres, la correspondance de Girolamo Chiti avec le maître bolonais s’avère particulièrement généreuse, évoquant aussi bien le climat de concurrence féroce entre prétendants aux places de maîtres de chapelle, que l’ambiance particulière autour des opéras, agitée par les groupes de soutien (partitanti) qui tressent des lauriers à tel compositeur pour mieux exprimer leur mépris pour tel autre. L’exemple de Jommelli caricaturé en âne est significatif des procédés employés. Ce compositeur napolitain est la cible de nombreuses attaques, l’accusant de corrompre la musique d’église romaine, en lui insufflant le style napolitain qui triomphe au théâtre. Ces tensions s’expriment également dans le soin de plus en plus marqué présidant au recrutement des maîtres et des musiciens, évoqué dans le dernier chapitre, qui s’attache à définir les conditions de l’éclosion d’une profession musicale au cours de la seconde moitié du xviiie siècle. Elle passe par la généralisation d’un examen, y compris chez les musiciens municipaux qui étaient jusqu’alors majoritairement issus des mêmes familles. Désormais, l’entrée dans la Congrégation des musiciens de Sainte-Cécile, aussi bien qu’à la Chapelle pontificale, est soumise à un examen des capacités musicales des impétrants : composition, déchiffrage, en un mot, savoir-faire professionnel (le terme est alors utilisé), dont les contours sont néanmoins sujets à controverses (celle qui entoure deux élèves de Sabbatini, rejetés par Casali en 1784 est narrée par le menu et constitue un exemple parlant). Les institutions musicales romaines, en particulier ecclésiastiques, connaissent à partir du milieu du siècle une véritable crise, qui peut expliquer ce raidissement et cette volonté de définir les identités professionnelles. L’inscription de Rome dans un monde musical mouvant qui dépasse les limites de la ville crée une concurrence, fondée sur des critères financiers et économiques, qui joue au détriment des maîtres de chapelle titulaires (confrontés à des maîtres offrant leurs services contre des rémunérations plus modiques) et de la qualité musicale de la Chapelle pontificale, dont les meilleurs chanteurs se détournent désormais, soit au profit des théâtres, soit attirés « au-delà des Monts [par] des salaires exorbitants ». La crise éclot de cette tension entre les tenants d’une « école romaine », fondée sur le primat de la musique sacrée, et ceux qui répondent à la demande foisonnante d’une Europe musicale (et surtout théâtrale) friande des virtuosi italiens, qu’ils soient romains ou issus d’autres régions de la Péninsule.

Élodie Oriol offre donc une image très complète du monde musical romain au siècle des Lumières, jusqu’alors méconnu, parce que vu comme marqué par le déclin. Sans écarter les crises, réelles, qui l’agitent, elle montre au contraire la vitalité des activités musicales à Rome. Celles-ci ne se limitent pas aux innombrables églises de la ville : elles débordent dans les rues à l’occasion des fêtes religieuses ou du carnaval, période durant laquelle les théâtres participent activement à l’ambiance musicale générale. Ainsi, Rome continue à attirer les musiciens et les mélomanes étrangers, avides de puiser à cette source toujours féconde ou, pour les premiers, d’affronter le redoutable public romain. Cet ouvrage constitue donc un jalon dans la connaissance de l’histoire de la musique (à Rome et au-delà), mais il est surtout un apport à la connaissance de la société romaine et, ce faisant, à l’histoire urbaine.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Cédric Feriel (6 mai 2025). Compte-rendu : Élodie Oriol, Vivre de la musique à Rome au xviiie siècle (2021). Histoire Urbaine. Consulté le 21 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13vdj


Cédric Feriel

Maître de Conférences en histoire contemporaine Université Rennes 2 / EA 7468 Tempora Groupe de recherche Inventer le Grand Paris

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