Compte-rendu par Serge Weber : F. Mermier, V. Milliot (dir.), “L’anonymat urbain est-il universel ?”
Franck Mermier et Virginie Milliot (dir.), L’anonymat urbain est-il universel ? Une anthropologie comparative de la citadinité, Paris, Karthala, 2024, 278 p.
Compte-rendu réalisé par Serge Weber
Il est des livres au gré desquels le lecteur se prend à se laisser porter, à chaque page attiré et intrigué par ce qui va suivre. Cet ouvrage collectif est à n’en pas douter un de ceux-là, qui propose étonnements, changements de décors et surprises de style. Sûrement, les choix d’énonciation et de prise de plume faits par chaque autrice et chaque auteur, offrant toujours quelque chose d’un peu particulier, tiennent au fait que chacune des restitutions ethnographiques relèverait presque de la confidence.
Avec l’anonymat comme thèse imposé, on comprend aisément qu’il aura fallu creuser au-delà du visible et se laisser imprégner de signes discrets et fugaces décelés en observant les interactions sociales dans les espaces publics urbains.
Cette capacité à interpréter l’infime, et à le faire avec prudence, ce dont chacun des contributeurs témoigne, est proportionnelle à une stratification intériorisée, sur le temps long, du poids des contextes politiques et sociaux. Dans toutes les manières de rester anonyme, de s’appliquer à ne pas être remarqué ni identifié, de prendre part à des interactions sociales en protégeant l’indétectabilité d’autrui, on voit surgir des actualisations de passés qui ne passent pas toujours et d’autoritarismes latents. Une telle souplesse analytique, dans la manière d’interroger des terrains qui ont peut-être été guidés par d’autres questions de recherche, n’était atteignable qu’au prix de longues et patientes identifications avec ces mondes sociaux fréquentés au long cours. C’est bien le signe que cet ouvrage est une formidable illustration du regard particulier qu’offre l’anthropologie urbaine.
Sa structure est originale. D’un côté, une armature en sept chapitres portant chacun sur une ville différente, Kinshasa (Sylvie Ayimpam), Durban (Sophie Chevalier), Abu Dhabi (Laure Assaf), Téhéran (Mina Saidi-Shahrouz), Moscou (Sarah Carton de Grammont), Pékin (Judith Audin), Buenos Aires et Salta en Argentine (Gala Huilén Agüero et Mariano Perelman).
De l’autre, cinq interludes, respirations courtes et d’une certaine liberté de ton par rapport à la rigueur démonstrative des autres. Certains portent sur des villes en particulier : Beyrouth à travers le regard de réfugiés gays syriens (Sofiane Merabet), Istanbul à travers la littérature (Timour Muhidine) ou encore Bogotà au gré de scènes de quartier où certaines déambulations finissent par vous rendre suspect·e (Gina Paola Sierra) d’autres sur des contextes linguistiques et socio-historiques particuliers, comme la manière de dire l’anonymat dans d’autres langues, comme la langue arabe (Franck Mermier) ou dans la Turquie contemporaine, non exempte de prolongements post-ottomans (Benoît Fliche). Ces interludes ont une réelle portée épistémique, surtout lorsqu’ils viennent ancrer la genèse de cette notion, l’anonymat, dans la langue et les structures sociales. Si la question de l’anonymat se pose partout, elle se pose en des termes bien différents d’un contexte sociolinguistique à l’autre. Rarement la démonstration n’aura été aussi percutante que la détermination du sens par les signifiants est cruciale : les disciplines interprétatives ne peuvent décidément pas faire l’économie de l’épreuve de la traduction et du plurilinguisme.
Espaces publics et interactions sociales dans des lieux soumis aux regards d’autrui sont observés à l’aune de la citadinité, notion qui permet de se situer dans une société urbaine d’individus forcément individualisés, propre au monde de chaque métropole, avec sa part de modernité. Pour autant, on remarque très vite, dans chaque cas d’étude, la force des organisations communautaires, des modalités d’interconnaissances dont le propre est d’exercer un contrôle social et des rappels à l’ordre. On ne sera pas étonné qu’à une seule exception près, Moscou, ces questions ont été formulées dans des villes du Sud global où la mémoire est fraîche d’une croissance urbaine rapide : on peut faire l’hypothèse que le transfert de règles sociales propres à des mondes ruraux récemment urbanisés et dans des conditions rarement aisées n’est pas pour rien dans ces déclinaisons de l’anonymat urbain. À tout le moins, cette particularité des contextes choisis vient mettre en discussion ce que à quoi la sociologie urbaine classique nous avait appris sur la question.
Que révèle la tension entre ces deux polarités, l’individualisation que permet théoriquement la citadinité et la soumission au contrôle communautaire ? Voici pour l’essentiel l’interrogation qui traverse l’ouvrage.
Échapper au contrôle social pour ne pas prêter le flanc au commérage, au discrédit ni à la condamnation sociale, c’est ce qui révèle en creux des mondes clientélistes, comme à Kinshasa, où concurrence et vigilance sont d’autant plus brûlantes que les positions sociales et les statuts de prestige sont fragiles. Passer inaperçu, se faire passer pour quelqu’un d’anonyme, être non reconnaissable, c’est se soustraire à des prescriptions sociales auxquelles même des personnes occupant des positions dominantes – et a priori spectaculaires – peuvent vouloir échapper – comme à Istanbul.
Lorsqu’advient spontanément une interaction d’entraide sans contrepartie ni reconnaissance, comme à Moscou dans les années 1990, on voit se dévoiler tout ce que vivre une situation autoritaire veut dire : s’entraider nécessite d’autant plus d’anonymat que le souvenir de la possibilité de s’entre-dénoncer est frais. Pour beaucoup de personnes présentes dans ces articles, ne pas se faire repérer par les instances de contrôle, de maintien d’un ordre urbain qui n’est pas qu’urbain mais aussi autoritaire et policier, c’est déployer des stratégies subtiles pour éviter la répression. On le retrouve dans l’émancipation paradoxale que représente, pour les femmes iraniennes, le fait d’accéder à l’espace public « sous le voile » à Téhéran. Dans un contexte et avec une portée bien différente, on pense aussi aux tactiques, elles aussi paradoxales, déployées par les jeunes émiratis pour déjouer les interdits relatifs aux sociabilités.
La situation des résidents des nouvelles copropriétés pékinoises n’est pas moins paradoxale : il semble à peu près impossible d’échapper à la percolation de la vigilance policée que garantit la capillarité des comités de résidents – situation qui n’est pas étrangère aux manières de se défendre contre l’insécurité à Bogotà. En effet, comment l’anonymat serait-il imaginable lorsque prévaut la méfiance, la défiance et la mise à distance ? L’ouvrage s’intéresse donc aussi aux tactiques de mépris social et de discrimination à l’encontre des personnes qui sont réduites à des signes extérieurs d’identification – comme les habitants de quartiers auto-construits qui viennent travailler dans les quartiers de classes moyennes dans les villes argentines.
Ces sédimentations profondes de mépris social résonnent particulièrement dans une situation ségrégative où partager, diviser, segmenter ou décaler l’accès aux mêmes espaces publics posent de lancinantes questions, comme sur les plages de Durban : les rituels de sociabilité festive et les rites de passage générationnel viennent enfreindre des prescriptions sociales et spatiales.
Ainsi, le regard sur l’anonymat, qu’on pensait initialement être prioritairement compréhensif, curieux de la qualité des interactions interpersonnelles et principalement attentif au fonctionnement des règles implicites des usages dans les espaces publics, se révèle très politique et très marqué par le poids de contextes où les rapports de domination restent prégnants. C’est peut-être ce que l’implicite du titre ne lève pas tout à fait : la question de l’ouvrage porte moins sur l’universalité de l’anonymat urbain que sur ce qu’il révèle de l’agentivité des habitants dans des contextes métropolitains où se trouvent imbriqués autoritarisme, criantes inégalités, rapports de domination et effets d’une forte croissance urbaine récente.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Cédric Feriel (25 août 2025). Compte-rendu par Serge Weber : F. Mermier, V. Milliot (dir.), “L’anonymat urbain est-il universel ?” Histoire Urbaine. Consulté le 14 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14hxr


